Le point de vue de Catherine Roux, responsable de la Commission Environnement et Développement durable de l’AFJE et de Jérôme Courcier, membre du bureau de l'Observatoire de la Responsabilité Sociétale des Entreprise (ORSE).
L’entreprise, en tant qu’organisation localisée à la croisée des champs économiques, sociaux et environnementaux, est vectrice de développement durable, et de ce fait de plus en plus appelée à répondre de l’impact de ses activités. C’est la notion de Responsabilité Sociétale de l’Entreprise (RSE), qui propose une représentation élargie des externalités négatives de l’entreprise, qu’elles prennent la forme de manquement à l’éthique des affaires, de violations des droits des salariés, en particulier, ou des droits humains, en général, ou d’appropriation et d’épuisement des ressources et biens communs.
Etymologiquement, être responsable c’est répondre de ses actes, rendre des comptes, s’engager en retour, et qui dit responsabilité dit droit. Aussi dans la mesure où les normes de la RSE sont aujourd’hui suffisamment précises, elles sont justiciables, c’est-à-dire qu’elles peuvent constituer la base d'une décision d’un juge. De ce fait, la RSE est en train d’émerger tant dans le droit « souple » des normes volontaires que sont les Principes directeurs de l’OCDE, que dans le droit « dur » ou droit positif, et ce, dans le champ économique, comme dans le champ social ou environnemental.
Les Principes directeurs de l’OCDE sont des recommandations gouvernementales, édictées en 2005 et revues en 2011, qui visent à favoriser une conduite raisonnable des entreprises multinationales dans les domaines de la RSE. Ils sont soutenus par un mécanisme de mise en œuvre unique, les Points de contact nationaux (PCN), qui sont des structures soit monopartites et dépendantes de la puissance publique, comme aux États-Unis, en Allemagne, au Canada et au Royaume-Uni, soit tripartites (syndicats, entreprises, administration), comme en France, en Belgique et en Suède, soit quadripartites, quand elles incluent les ONG, comme en Finlande et en Lettonie.
La saisine d’un PCN peut se faire par toute partie « intéressée » (syndicat, ONG, travailleur, communauté, société ou personne subissant les incidences négatives des activités d’une entreprise), pour des incidences directes, indirectes (découlant de la chaîne d’approvisionnement et des relations d’affaires), ou induites (suite à un investissement ou d’un financement), résultant tant de violations passées, qui sont en train d’être commises ou susceptibles de se produire. Si une demande est jugée recevable, le PCN s’efforce d’organiser entre les parties impliquées un règlement consensuel de la question soulevée. Le PCN n’est pas une juridiction, par conséquent ses recommandations n’ont pas de force contraignante.
Néanmoins, elles sont susceptibles de porter atteinte en pratique à l’image de marque de l’entreprise contrevenante.
Ces dernières années, le PCN français a été amené à se prononcer dans tous les domaines de la RSE. Sur le plan de l’éthique des affaires, il a ainsi condamné en 2012 la société MOLEX pour non-respect de ses obligations d'information et de coopération. Dans le champ social, toujours en 2012, il a pris note de l’engagement de la société DEVCOT de « ne plus s'approvisionner en Ouzbékistan jusqu'à l'amélioration et la cessation du travail des enfants ». En matière environnementale, il a estimé en juin 2013 que, comme le groupe BOLLORÉ entretenait une « relation d’affaires » avec la Société Camerounaise de Palmeraies, il était de sa responsabilité de faire pression sur elle pour un meilleur respect de l’environnement, alors même qu’il n’en était qu’un actionnaire minoritaire. Plus récemment, et en réaction à la catastrophe de l’effondrement du Rana Plaza au Bangladesh, la Ministre du Commerce Extérieur a saisi le PCN pour déterminer la portée de la notion de « relations d’affaires » et identifier des mesures de diligence raisonnables.
De son côté, le PCN norvégien a récemment traité le cas d’une responsabilité induite, en estimant, en mai 2013, que la NIBM (Norwegian Bank Investment Management), banque publique en charge de la gestion des actifs du fond pétrolier norvégien, avait manqué à sa responsabilité d’investisseur en ne faisant pas suffisamment pression sur l’aciériste sud-coréen POSCO, dont elle détenait 0,9% du capital, afin que ce dernier respecte les droits de l’homme dans sa JV en Inde.
En parallèle, nous constatons une augmentation des recours devant les tribunaux « classiques », pour défendre des intérêts relevant des principes de la RSE (voir les 7 questions centrales de la norme ISO 26000) ainsi qu’une volonté marquée du législateur de faire évoluer le droit. En voici quelques exemples.
En matière environnementale, où l’on recherche la responsabilité directe de l’entreprise, il est apparu que la notion de préjudice écologique, reconnue par la Cour d’Appel de Bordeaux en 2006, et consacrée par la Cour de cassation en 2012, dans le cadre de l’affaire Erika, était insuffisamment fondée en droit pour permettre la réparation des dommages. En conséquence, le Sénat a adopté en mai dernier une proposition de loi insérant un titre IV ter au Code civil intitulé "De la responsabilité du fait des atteintes à l’environnement", avec trois articles, dont le premier stipule que "toute personne qui cause un dommage à l'environnement est tenue de le réparer".
En matière sociale, où l’on recherche la responsabilité indirecte de l’entreprise (exposition aux risques psychosociaux, à l’amiante, aux vapeurs de goudron …), les entreprises sont maintenant poursuivies, en vertu du principe de réparation de la « perte d’une chance », pour manquement à la conservation de l’employabilité de leurs salariés, du fait de l’absence de formation professionnelle adaptée. L’art L930-1 du Code du travail pose en effet que « l'employeur a l'obligation d'assurer l'adaptation des salariés à leur poste de travail, et de veiller au maintien de leur capacité à occuper un emploi, au regard notamment de l'évolution des emplois, des technologies et des organisations ». Cette obligation générale a été confirmée par la Chambre Sociale Cour de Cassation, en 2011.
En matière économique, la responsabilité induite de l’entreprise est appréciée au regard de son éventuel rapport de force avec ses partenaires commerciaux. Pour maintenir des relations durables entre grands donneurs d’ordre et petits fournisseurs, le législateur a introduit la notion de déséquilibre significatif, via l'article L. 442-6 du Code de commerce, qui prohibe le fait de "soumettre ou de tenter de soumettre un partenaire commercial à des obligations créant un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties". De sévères condamnations assorties de lourdes amendes ont été prononcées récemment contre de grands noms de la distribution pour avoir tenté de faire supporter à leurs fournisseurs des charges indues.
L’article L.121-1 du code de la consommation permet d’assimiler le non-respect d’un engagement éthique à une pratique commerciale trompeuse. Sur cette base, une plainte a été déposée au début 2013 contre Samsun France auprès du Parquet de Bobigny par des associations et ONG qui considèrent que l’enseigne sud-corénne bafoue ses engagements éthiques en Chine se rendant ainsi coupable de « tromperies sur la qualité sociale des produits mis sur le marché français ». L’affaire n’est pas encore jugée.
De plus, dans le cadre des litiges entre professionnels et consommateurs, en vertu de l’article L. 141-4 du Code de la consommation, le juge peut depuis peu relever d'office toutes les dispositions dudit code dans les litiges nés de son application, et en conséquence rétablir de son propre chef l’équilibre des parties, en se substituant notamment au consommateur pour relever l’éventuel non-respect des exigences de présentation des offres du professionnel, afin, le cas échéant, de déchoir ce dernier de ses droits. Dans ce même esprit d’équilibre des pouvoirs entre consommateurs et professionnels, le projet de loi « Consommation » de Benoît Hamon introduit les actions collectives, même si celles-ci seront encore très encadrées tant dans leur objet que dans leur mise en œuvre.
Il apparaît ainsi clairement que notre droit (souple ou dur) évolue vers une responsabilisation renforcée des entreprises sur leur « écosystème ». Dans ce monde en mutation, à la recherche de nouveaux « business models », la Direction juridique, en liaison avec la Direction du développement durable, doit donc placer l’entreprise en position de rendre des comptes, et de trouver le bon positionnement au regard des attentes de la société civile, dans ce que l’on appelle « les diligences raisonnables ». Comme la colombe de Kant, qui ne peut voler dans le vide car c’est l’air qui la porte, l’entreprise peut de moins en moins s’émanciper des contingences du sensible, de son territoire, c’est-à-dire de son substrat économique, social et environnemental.
NB : Depuis la rédaction de cet article, une proposition de loi portant sur le devoir de vigilance des sociétés-mères et des multinationales sur les fournisseurs a été déposée le 7 novembre. A suivre. Par ailleurs, le Conseil d’Etat a rendu publique son étude annuelle en octobre dernier portant sur « le Droit Souple ». Il admet celui-ci comme source de droit sous certaines conditions. Il recommande de doter les pouvoirs publics d’une doctrine de recours et d’emploi du droit souple pour contribuer à la politique de simplification des normes et à la qualité de la réglementation.
Catherine Roux, responsable de la Commission Environnement et Développement durable de l’AFJE et Jérôme Courcier, membre du bureau de l'Observatoire de la Responsabilité Sociétale des Entreprise (ORSE)
A propos
Cet article provient du numéro 18 de Juriste Entreprise Magazine (JEM), magazine de l'Association Française des Juristes d'Entreprise (AFJE) dont le dossier spécial s'intéresse au juriste, acteur de l'innovation.