Sanctions internationales et Syrie post-Assad : entre stratégies, influence et pragmatisme

Décryptages
Outils
TAILLE DU TEXTE

Tribune coécrite par Olivier Attias, associé, August Debouzy et Alfred Reboul, avocat, August Debouzy sur l’état de la Syrie au regard des sanctions internationales suite au départ de Bachar al-Assad.

Alors que la chute du régime de Bachar el-Assad alimente désormais les calculs diplomatiques, la Syrie reste soumise à un ensemble de sanctions internationales aux objectifs initialement centrés sur la répression des violations massives des droits humains par le régime aujourd’hui déchu. Dans la lignée des mesures prises à l’encontre d’autres gouvernements autoritaires, ces sanctions se sont progressivement renforcées, illustrant le recours croissant aux outils de pression économique au service d’objectifs diplomatiques et humanitaires. 

Aujourd’hui, ces différents programmes de sanctions doivent relever un défi double : maintenir une pression politique sur Damas tout en tenant compte des réalités d’une Syrie en recomposition. La question d’un éventuel allègement ou d’une levée partielle de ces mesures s’articulent ainsi de plus en plus autour d’exigences claires : le respect effectif des droits humains, l’instauration de réformes politiques et l’engagement dans une transition crédible sont désormais perçus par de nombreux acteurs internationaux comme des conditions sine qua non pour envisager un assouplissement.

1. Un régime européen de sanctions élaboré

À l’instar des sanctions imposées dans d’autres contextes de violations graves des droits fondamentaux, l’Union européenne a adopté dès 2011 un ensemble de mesures restrictives visant le régime syrien. Ces mesures, formalisées par des textes tels que le Règlement (UE) n° 36/2012 et la Décision (PESC) 2013/255 s’inscrivent dans un cadre rigoureux défini par le Conseil de l’UE et s’articulent autour de trois axes principaux :

  • Mesures individuelles ciblées : gel des avoirs et interdictions de voyager appliqués aux responsables politiques, militaires et économiques, ainsi qu’à des entités bénéficiant des actions du régime ou soutenant la répression.

  • Embargo sur les biens et services sensibles : restrictions concernant la fourniture d’armes, de matériel utilisable à des fins de répression interne, et de technologies de surveillance. Les sanctions incluent également l’interdiction d’exporter des produits stratégiques, tels que le pétrole, le gaz, les biens de luxe, les biens culturels pillés, ou encore le matériel destiné à l’exploration et à la production d’hydrocarbures. Une attention particulière est portée à tout équipement pouvant servir au développement d’armes chimiques. En outre, l’importation, l’achat et le transport de pétrole brut et de produits pétroliers syriens sont interdits, à l’exception des dérogations liées à l’aide humanitaire.

  • Restrictions financières : gel des avoirs de certaines institutions syriennes et limitation des relations bancaires avec des entités publiques ou para-étatiques. Les institutions financières des États membres ne peuvent ni ouvrir de nouveaux comptes bancaires en Syrie, ni établir de nouveaux bureaux sur place. Les assurances et réassurances en faveur du gouvernement syrien ou d’entités affiliées sont également interdites.

Bien que ce cadre finalement usuel soit strict, des mécanismes de dérogation et d’exemptions ont été mis en place pour répondre à des besoins humanitaires. Ceux-ci permettent, sous conditions, la fourniture de biens et services essentiels, notamment dans les domaines médical, alimentaire ou liés à l’aide humanitaire dans des zones vulnérables.

En outre, l’Union européenne a renforcé sa coordination avec les Nations unies et les organisations non gouvernementales pour garantir que les sanctions n’entravent pas l’acheminement de l’aide vitale. Cette approche s’est illustrée lors du séisme de février 2023, où des mesures exceptionnelles ont été prises pour faciliter les secours dans un contexte d’urgence humanitaire.

Enfin, le Règlement (UE) n° 36/2012 interdit toute participation à des activités visant à contourner ces interdictions, garantissant ainsi la cohérence et la rigueur de ce dispositif.

2. Le régime américain : un maillage dense et multiforme

Les États-Unis ont, de leur côté, mis en place un arsenal complet de sanctions contre la Syrie, s’appuyant sur un ensemble de textes législatifs et de décrets présidentiels, dont le Caesar Syria Civilian Protection Act (2019) et différents Executive Orders (ex. E.O. 13338, E.O. 13572, E.O. 13573, E.O. 13582), répertoriés sur le site de l’OFAC et qui font l’objet de FAQs détaillées. Les mesures américaines s’articulent autour de plusieurs axes principaux :

  • Blocage des avoirs du gouvernement syrien et de nombreuses entités liées au régime : l’Office of Foreign Assets Control (OFAC) du Département du Trésor américain, via le classement sur la « Specially Designated Nationals and Blocked Persons List » (SDN List), interdit la plupart des transactions impliquant des personnes morales ou physiques liées au régime.
  • Interdictions d’exportation, d’importation et de fourniture de services : un embargo quasi-total s’applique aux secteurs clés de l’économie syrienne, notamment les industries pétrolière, gazière et financière. Les nouveaux investissements en Syrie par des personnes ou entités relevant de la juridiction américaine sont également prohibés.
  • Sanctions secondaires : afin d’étendre leur portée extraterritoriale, les réglementations américaines prévoient des sanctions contre les tiers, y compris non-américains, soutenant ou traitant avec les entités syriennes visées.

Adopté en 2019, le Caesar Syria Civilian Protection Act a renforcé ces mesures en ciblant non seulement les responsables de violations des droits humains, mais également tous les acteurs, y compris étrangers, apportant un soutien financier ou logistique au régime syrien. Là encore, des licences générales et mécanismes de dérogation permettent de garantir la fluidité des opérations humanitaires, des activités diplomatiques ou des flux financiers vitaux pour la population civile.

Des sanctions et restrictions supplémentaires sont imposées dans d’autre juridiction et notamment au Royaume-Uni et au Canada.

En revanche et compte-tenu des vétos constants de la Russie et de la Chine au Conseil de sécurité, aucune sanction de l’ONU ne ciblait la Syrie. Ces blocages chroniques ont empêché notamment l’adoption de mesures en réponse à l’utilisation d’armes chimiques, comme en février 2017, lorsque Moscou et Pékin ont à nouveau rejeté une résolution visant à sanctionner des responsables syriens impliqués dans des attaques au gaz toxique.

3. Le débat autour d’un réajustement des sanctions

Alors que les sanctions internationales contre la Syrie continuent de structurer les équilibres diplomatiques et économiques, les appels à leur révision se multiplient, portés notamment par le nouveau pouvoir en place. Abu Mohammed al-Joulani, désormais connu sous le nom d’Ahmed al-Charaa, leader de Hayat Tahrir al-Cham (HTC), a récemment plaidé pour une levée des sanctions, dénonçant leur impact sur la situation humanitaire et la reconstruction du pays et le retour des réfugiés. Cette position s’inscrit dans la stratégie de HTC visant à renforcer sa légitimité sur la scène internationale. Désigné de facto comme organisation terroriste par la résolution 2254 du Conseil de sécurité des Nations Unies – résolution ciblant le Front Al-Nusra, prédécesseur d’HTC – et considéré comme affilié à Al-Qaïda par plusieurs États, dont le Royaume-Uni, HTC tente de se repositionner. 

Le 17 décembre, le groupe a annoncé la dissolution de sa branche armée, invoquant « l’intérêt général du pays », une initiative qui, au-delà de son aspect symbolique, marque une tentative de rupture avec son passé jihadiste et à accélérer la normalisation de son rôle dans la transition politique syrienne. 

Cette situation inédite soulève un paradoxe complexe : un groupe, encore qualifié de terroriste, demande l’allègement de sanctions initialement conçues pour punir le régime de Bachar el-Assad. Comment envisager un tel assouplissement sans offrir, ab initio et sans garanties, une reconnaissance tacite à un mouvement dont la nature et le statut demeurent, à tout le moins, controversés ?

Les divisions au sein des instances européennes

Ces mêmes enjeux animent les institutions européennes. Alors que la Présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a récemment évoqué l’idée d’un réexamen des sanctions économiques contre la Syrie, Kaja Kallas, nouvelle Haute représentante de l’Union pour les Affaires étrangères et la Politique de sécurité, défend une ligne plus ferme. Lors de son intervention du 17 décembre 2024, elle a estimé que ces mesures restent essentielles pour maintenir la pression sur le régime syrien – mais lequel ? – et qu’un assouplissement risquerait de compromettre les objectifs politiques fixés par l’Union. 

Cette divergence traduit des sensibilités différentes face aux dilemmes posés par l’après-Assad, alors que la France a annoncé qu’elle accueillerait en janvier 2025 une réunion internationale à Paris pour examiner ces questions. Certains experts estiment qu’une révision des sanctions permettrait de mieux répondre aux besoins humanitaires et de positionner l’Europe comme un acteur clé de la reconstruction syrienne. D’autres mettent en garde contre un allègement sans contreparties concrètes – telles que le respect des droits humains, des garanties pour les minorités et un engagement sérieux dans une transition politique – qui pourrait affaiblir la crédibilité diplomatique de l’Union

Les tensions sur la scène américaine

De pareilles discussions animent les institutions américaines. Deux députés du Congrès ont récemment proposé un allègement des sanctions, préconisant une approche plus pragmatique face à la nouvelle donne syrienne. Ces appels divisent, certains craignant qu’un tel geste affaiblisse la position des États-Unis vis-à-vis des acteurs régionaux, tandis que d’autres y voient une opportunité de répondre aux impératifs humanitaires. 

Preuve que les régimes de sanctions sont devenus un levier incontournable dans la recomposition géopolitique actuelle, des sénateurs américains ont déjà averti qu’une offensive turque contre les Kurdes dans le nord de la Syrie, si elle venait à être lancée par Erdogan, pourrait entraîner l’imposition de sanctions contre Ankara et ont d’ores et déjà déposé un projet de loi transpartisan en ce sens.

Les appels de l’ONU

L’ONU, par la voix de son Envoyé spécial pour la Syrie Geir Pedersen, a appelé à une révision des régimes de sanctions afin de garantir en priorité un accès accru à l’aide humanitaire, tout en rappelant l’importance de préserver leur rôle dissuasif face aux dérives autoritaires ou oppressives. Et Amy Pope, directrice générale de l'Organisation internationale pour les migrations (OIM), une agence de l'ONU, a formulé les mêmes vœux pour des raisons identiques. Aussi, si la levée totale des sanctions semble improbable à court terme, des aménagements ciblés pourraient être envisagés, notamment par le biais de dérogations humanitaires renforcées.

***

Trouver un équilibre entre maintenir une pression politique nécessaire sur Damas et ne pas s’exclure des dynamiques économiques qui se dessinent autour de la reconstruction à venir du pays – vaste marché - où des puissances au premier rang desquelles Chine, les Etats du Golfe et la Turquie sont déjà prêtes à s’investir, tel est également l’enjeu pour l’Europe et les Etats-Unis.

La question centrale reste de savoir si les sanctions, initialement conçues pour punir les violations massives des droits humains par le régime Assad, peuvent être transformées en outils efficaces pour soutenir une transition politique crédible et inclusive. Les futurs ajustements dépendront de gestes concrets du pouvoir syrien, évalués sur la base du respect des libertés fondamentales et de l’engagement dans une réforme politique durable.

En toile de fond, les intérêts économiques, les impératifs humanitaires et l’exigence de justice pour les victimes de la répression continueront d’interagir, conditionnant les décisions à venir en matière de sanctions contre la Syrie.

 Olivier Attias, associé, August Debouzy et Alfred Reboul, avocat, August Debouzy


Lex Inside - L’actualité juridique - Émission du 20 décembre 2024 :

Lex Inside - L’actualité juridique - Émission du 18 décembre 2024 :

Lex Inside - L’actualité juridique - Émission du 13 décembre 2024 :