La cour d'appel de Paris a jugé recevables les actions intentées contre TotalEnergies et EDF sur le fondement du devoir de vigilance, infirmant les décisions de première instance. Emmanuel Moyne, avocat associé chez Bougartchev Moyne Associés, analyse les implications de ces arrêts qui pourraient renforcer l'effectivité de la loi sur le devoir de vigilance et inciter les entreprises à redoubler d'efforts dans leurs politiques environnementales.
Quelles étaient les raisons invoquées par les tribunaux de première instance pour déclarer irrecevables les actions ?
Dans l’affaire mettant en cause TotalEnergies, le juge de la mise en état avait considéré en première instance que la mise en demeure de celle-ci par une coalition d’associations et de collectivités territoriales, sur le fondement du non-respect de son devoir de vigilance, était imprécise et ne constituait pas « une interpellation suffisante », ce qui entraînait l’irrecevabilité des demandes de cette coalition.
Concernant l’intérêt à agir des associations et collectivités territoriales, l’action, qui visait à contraindre TotalEnergies à se conformer aux Accords de Paris et à suspendre tout projet d’exploration et d’exploitation de nouveaux gisements d’hydrocarbures, avait une dimension mondiale. Or, aux termes du jugement, les collectivités territoriales n’avaient d’intérêt à agir que si elles justifiaient d’un intérêt public local. En l’espèce, cet intérêt faisait défaut.
Le juge de la mise en état a également considéré que la mise en demeure devait être signée par toutes les parties à l’instance, ce qui n’était pas le cas ici. Les demandes des associations et collectivités territoriales intervenues volontairement à l’instance mais non-signataires de la lettre étaient à ce titre irrecevables.
Enfin, le juge a estimé, en première instance, que les demandes sur le fondement du devoir de vigilance et celles tirées de la responsabilité civile de la société ne pouvaient être cumulées au risque d’opérer un détournement de procédure.
Dans les affaires mettant en cause EDF et TotalEnergies, le juge de la mise en état affirmait que la mise en demeure était un préalable obligatoire à la saisine du juge sur le fondement de l’article L225-102-4 du Code de commerce. D’autre part, il imposait l’identité parfaite entre l’assignation et la mise en demeure, à la fois concernant les demandes mais aussi les plans de vigilance visés. Selon lui, il n’était donc pas possible, dans l’assignation, de se référer à un plan de vigilance ultérieur à celui qui était cité dans la mise en demeure. L’intégralité des requêtes contenues dans l’assignation devaient être indiquées dès le stade de la mise en demeure.
Enfin, dans l’affaire concernant la société Vigie Groupe, anciennement Suez Groupe, le juge de la mise en état jugeait que la mise en demeure comme l’assignation qui visaient la filiale et non la société mère étaient irrecevables pour défaut de qualité à défendre de la filiale. Seule la société mère était considérée comme débitrice des obligations tirées du devoir de vigilance, faute de pouvoir démontrer que les sociétés du groupe disposaient chacune de plans de vigilances différents. Cette interprétation a été confirmée par l’arrêt de la cour d’appel de Paris rendu ce 18 juin.
Quels sont les principaux points sur lesquels la cour d'appel s'est appuyée pour juger recevables les actions contre TotalEnergies et EDF ?
Pour recevoir les actions intentées à l’encontre de TotalEnergies et d’EDF, la cour d’appel a considéré que :
- la mise en demeure de TotalEnergies par la coalition d’associations était suffisamment précise et interpellative ;
- si la mise en demeure est bel et bien requise à peine d’irrecevabilité de l’assignation, l’assignation et la mise en demeure ne doivent pas nécessairement viser les mêmes plans de vigilances. Une mise en demeure peut ainsi, par exemple, concerner un plan de vigilance établi en 2018, tandis que l’assignation peut se référer au plan de vigilance au titre de l’année 2020. Selon la cour, seuls les griefs doivent être identiques ;
- quand bien même des demandes nouvelles seraient formulées dans l’assignation, seules lesdites demandes seraient considérées comme irrecevables et non l’assignation en elle-même.
L’arrêt rendu dans l’affaire TotalEnergies apporte deux autres précisions de taille : toute personne intéressée peut assigner une société manquant à son devoir de vigilance à condition qu’un délai de trois mois à compter de la mise en demeure de cette dernière se soit écoulé. Peu important, donc, que la personne qui agit ait signé ladite mise en demeure. En outre, selon la cour, les actions intentées à la fois sur le fondement du devoir de vigilance et celui de la responsabilité délictuelle peuvent parfaitement être cumulées.
Enfin, la décision TotalEnergies pose le principe selon lequel, en matière d’injonctions climatiques, « l’action entreprise a pour objet un intérêt public global, qui excède le simple intérêt local dont les communes doivent justifier pour être recevables à agir. La circonstance que les territoires des communes subissent indistinctement les effets néfastes du réchauffement climatique ne suffit pas à caractériser un intérêt local à agir, seule la démonstration d’une atteinte ou d’un retentissement particulier du réchauffement climatique sur le territoire de la commune concernée permet de caractériser un intérêt public local et, partant, de justifier d’un intérêt à agir pour les collectivités territoriales ». En l’espèce, ce « retentissement particulier du réchauffement climatique » a été relevé s’agissant de la Ville de Paris, qui avait donc intérêt à agir.
Comment les décisions de la cour d'appel de Paris pourraient-elles affecter la mise en œuvre future du devoir de vigilance en France ?
Si les ordonnances rendues en première instance avaient pu paraître à certains restrictives dans l’appréciation des conditions de recevabilité de ces actions, la nouvelle chambre 5-2 de la cour d’appel de Paris, dédiée aux contentieux émergents, notamment en matière de devoir de vigilance et de responsabilité écologique, se montre, sans surprise, nettement plus prompte à reconnaître aux associations et aux collectivités territoriales la possibilité d’agir sur le fondement du risque environnemental ou climatique, notion pourtant extrêmement diffuse.
La cour d’appel redonne, en réalité, toute son effectivité à l’article L225-102-4 du Code de commerce. En agissant de la sorte, elle rouvre la voie, limitée par les juges de première instance, aux actions climatiques effectuées sur le fondement du devoir de vigilance comme sur le fondement de la responsabilité civile. Le risque, pour les entreprises, de se trouver assignées en justice pour des manquements environnementaux n’en est que plus important.
Comment ces décisions pourraient-elles influencer les politiques environnementales des entreprises comme TotalEnergies et EDF ?
Les politiques environnementales des grandes entreprises évoluent déjà depuis de nombreuses années : que ce soit en raison de la loi française sur le devoir de vigilance ou de la récente directive européenne en la matière, dont on rappellera qu’elle est plus rigoureuse que le droit français, il est certain qu’elles poursuivront leurs efforts.
Les plans de vigilance vont être renforcés. On remarque à cet égard que les juges, en première instance comme en appel, demeurent attentifs aux discussions qui s’ouvrent, après mises en demeure, entre les entreprises et leurs parties prenantes. Les récentes décisions vont donc conduire les entreprises à discuter, échanger et négocier davantage avec les organisations non gouvernementales et les collectivités territoriales. Les entreprises auront ainsi à gagner à co-construire leurs plans de vigilance avec leurs parties prenantes.
Il reste qu’à ce stade, ces décisions se prononcent sur la procédure. Les décisions à venir au fond seront riches d’enseignements.