« L'IA n'est qu'un chemin, non une fin ; sa puissance s'épanouit lorsque l'humain en garde le destin »

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L'intégration de l'intelligence artificielle (IA) dans les directions juridiques apporte de nombreux bénéfices en termes d'efficacité et de précision, mais nécessite une approche rigoureuse et éthique pour maximiser son potentiel. Stéphanie Corbière, Co-fondatrice Groupe scientifique IA de l'AFJE, et Daria Viktorova, Membre du Groupe scientifique IA de l'AFJE, partagent leur vision et leurs conseils pour une adoption réussie de l'IA dans les services juridiques.

L'IA transforme les directions juridiques en optimisant les opérations et en offrant une gestion efficace des informations. Stéphanie Corbiere et Daria Viktorova partagent leurs expériences, soulignant l'amélioration significative de l'efficacité et de la précision dans leurs tâches quotidiennes grâce à l'IA.

L'intégration de l'IA dans les directions juridiques redéfinit non seulement les fonctions traditionnelles mais introduit également une gestion des risques plus structurée et une conformité renforcée grâce à une approche par les risques. Cette interview croisée détaille l'impact positif de l’IA sur la productivité, permettant une meilleure allocation du temps vers des initiatives stratégiques. Stéphanie Corbière et Daria Viktorova apportent également des conseils pratiques pour les directeurs juridiques souhaitant adopter l'IA, en insistant sur l'importance d'une gouvernance rigoureuse et d'une formation continue pour naviguer dans le paysage réglementaire en constante évolution.

Comment l'IA transforme-t-elle le rôle des directions juridiques et quels sont les principaux bénéfices que vous avez observés dans votre entreprise ?

Stéphanie Corbière : L'intégration de l'IA peut révolutionner les fonctions des directions juridiques en automatisant les tâches répétitives telles que l'examen des documents et la gestion contractuelle. Cependant il est nécessaire de garder à l’esprit que l'expertise humaine demeure indispensable pour interpréter les résultats de l'IA et s'assurer que les décisions stratégiques sont en parfaite adéquation avec les objectifs commerciaux et stratégiques de l’entreprise.

L'IA améliore considérablement l'efficience opérationnelle, mais c'est le discernement des juristes qui garantit que ces outils sont employés de manière judicieuse. La cartographie des traitements IA requise par le Règlement IA permet à ce titre de mieux structurer et sécuriser l'utilisation de ces technologies en adoptant une approche par les risques.

Daria Viktorova : L’IA a un impact significatif sur le rôle des directions juridiques, en modifiant leurs missions et en optimisant leurs performances. Chez DAREGAL, nous avons observé des gains en termes d’efficacité et de précision. J’utilise personnellement la version payante de ChatGPT qui m'aide à gérer plus facilement les volumes d’informations, simplifie les recherches documentaires, et accélère la rédaction de notes juridiques ainsi que les réponses aux emails. Cela me permet de consacrer plus de temps aux tâches stratégiques et à l’accompagnement des équipes.

Quels conseils donneriez-vous aux directeurs juridiques qui souhaitent intégrer l'IA dans leurs fonctions, en termes de gouvernance, gestion des risques et conformité ?

Stéphanie Corbière : Avant de se lancer dans l'intégration de l'IA, il est essentiel de mener une réflexion préalable. Il est judicieux de se demander si l'IA est réellement indispensable pour atteindre les objectifs de l'entreprise ou si des méthodes plus traditionnelles pourraient aboutir aux mêmes résultats de manière plus simple. Cette analyse doit non seulement évaluer les avantages attendus, mais aussi identifier les zones de vulnérabilité potentielles et les mesures de minimisation associées.

Si l’IA est retenue comme une solution pertinente, il est recommandé de commencer par une application ciblée où les avantages sont manifestes, telle que l’automatisation de la gestion des contrats. L’implication des équipes dès les premières étapes est primordiale pour qu’elles saisissent les enjeux et les bénéfices de l’IA. Une gouvernance rigoureuse doit être instaurée, incluant la cartographie des traitements IA pour garantir leur conformité avec les réglementations en vigueur.

À chaque étape, l'intervention humaine est indispensable pour superviser, valider et ajuster les résultats obtenus grâce à l'IA. L’approche par les risques s’avère par ailleurs nécessaire afin d’identifier les domaines d’application où l’IA peut offrir le plus grand bénéfice tout en minimisant les risques juridiques. Enfin, des formations obligatoires périodiques sont nécessaires pour sensibiliser les équipes aux nouvelles exigences réglementaires du Règlement IA et garantir une mise en œuvre conforme et éthique. Le Règlement intérieur peut par ailleurs être complété d’une annexe de nature à intégrer les bons usages d’outils IA à des fins professionnelles.

Daria Viktorova : L'intégration de l'IA dans les fonctions juridiques doit se faire de manière structurée.

Il est essentiel d'établir une gouvernance claire pour encadrer l'utilisation de l'IA, notamment en définissant les rôles et responsabilités de chaque intervenant.

La gestion des risques doit être au cœur de cette démarche : il faut identifier en amont les risques liés à l’utilisation de l’IA (comme les biais algorithmiques ou la confidentialité des données) et mettre en place des procédures pour les atténuer.

En termes de conformité, il est primordial de s'assurer que l'utilisation de l'IA respecte les réglementations en vigueur, telles que le RGPD.

Enfin, il est important de sensibiliser l’ensemble des équipes aux enjeux liés à l’IA, en organisant des formations pour s’assurer qu’ils comprennent bien les implications légales et éthiques de ces technologies.

Quels types de projets ou d'applications spécifiques de l'IA recommanderiez-vous aux directions juridiques pour maximiser l'impact sur les opérations quotidiennes ?

Stéphanie Corbière : Pour une adoption réussie de l'IA, il est recommandé de commencer par des applications pratiques et utiles pour le domaine juridique, telles que la synthèse de documents, la traduction juridique, la rédaction de clauses, la création de matrices RACI, la revue de presse juridique, ou encore l’évaluation préliminaire d'actifs incorporels. Ces outils peuvent significativement améliorer l'efficacité du travail quotidien tout en libérant du temps pour des tâches plus stratégiques.

Cependant, il est impératif de vérifier si la solution IA choisie a été conçue spécifiquement pour les besoins de l'entreprise. Si ce n’est pas le cas, il est essentiel d’être vigilant quant à la protection des données confidentielles. En effet, les informations sensibles de l’entreprise pourraient être exposées à des risques de fuite si elles sont traitées par des solutions IA qui ne respectent pas les standards de sécurité les plus stricts.

Lors de la mise en œuvre, il convient d’impliquer les équipes dès le début pour garantir une adoption fluide, tout en effectuant des tests rigoureux pour s'assurer que les outils choisis répondent aux attentes et respectent les normes de confidentialité. Des formations spécifiques doivent également être mises en place pour s'assurer que les utilisateurs comprennent non seulement le fonctionnement de l'IA, mais aussi les précautions à prendre pour protéger les données sensibles.

Daria Viktorova : La revue et la gestion automatisée des contrats, par exemple, permettent de réduire le temps de traitement tout en améliorant la précision.

Les chatbots juridiques peuvent également répondre aux questions courantes des collaborateurs, libérant ainsi du temps pour les juristes.

L’'extraction automatisée d'informations à partir de documents juridiques volumineux peut considérablement accélérer le travail de recherche et de due diligence.

Les outils d’IA peuvent également aider à surveiller en temps réel le respect des réglementations en vigueur (notamment RGPD ou législation sectorielle) en identifiant les non-conformités potentielles et en alertant les équipes concernées.

En intégrant ces applications, les directions juridiques peuvent non seulement améliorer leur efficacité opérationnelle, mais aussi mieux anticiper les risques et optimiser la gestion de leurs ressources.

Quelle importance accordez-vous à la supervision humaine dans l'utilisation de l'IA et comment maintenez-vous un équilibre entre l'automatisation et la surveillance humaine ?

Stéphanie Corbière : La supervision humaine revêt une importance capitale à chaque étape d'un projet d'IA. Depuis la sélection des outils jusqu'à l'évaluation des résultats et la prise de décisions finales, l'intervention humaine garantit l'exactitude et la responsabilité des actions entreprises. Cet équilibre permet à l'IA d'exercer pleinement son potentiel en tant qu'outil d'assistance, sans jamais se substituer au discernement humain, indispensable dans les affaires juridiques complexes.

Il est également primordial de maintenir une vigilance constante sur l'intégration de l'IA dans les processus juridiques. Cela inclut une validation régulière des résultats produits par l'IA, assurant qu'ils respectent les normes de qualité et de rigueur exigées dans le domaine du droit. De plus, il est essentiel d'assurer une communication transparente avec toutes les parties prenantes, garantissant que l'automatisation reste sous contrôle humain et conforme aux principes éthiques et légaux.

L'IA, bien que puissante, doit toujours être perçue comme un outil subordonné à l'expertise et au jugement des professionnels du droit. Ce délicat équilibre entre l'automatisation et la supervision humaine permet de maximiser les bénéfices de l'IA tout en minimisant les risques inhérents à son utilisation.

Daria Viktorova : Juste un mot : essentielle ! La supervision humaine est essentielle pour garantir la qualité et l'éthique de l'utilisation de l'IA dans les services juridiques. L’automatisation doit toujours être accompagnée d’un contrôle humain, notamment pour valider les résultats produits par l’IA et détecter d'éventuelles anomalies. Chez nous, nous avons mis en place un système de validation en plusieurs étapes : les résultats fournis par l’IA, y compris les sources citées, sont systématiquement revus par un juriste avant toute décision finale. Cet équilibre entre automatisation et supervision humaine nous permet de bénéficier des gains de productivité tout en maintenant la fiabilité et la conformité de nos décisions.

Comment préconisez-vous d’aborder les préoccupations éthiques liées à l'utilisation de l'IA dans le domaine juridique ?

Stéphanie Corbière : Pour assurer une IA éthique dans le domaine juridique, il est essentiel de respecter sept principes fondamentaux : sûreté, impact durable, autonomie, responsabilité humaine à chaque étape, explicabilité, équité, et respect de la vie privée.
  • Sûreté : L’IA doit être conçue et mise en œuvre de manière à minimiser les risques pour les utilisateurs et à assurer une fiabilité maximale.
  • Impact durable : L’IA doit contribuer positivement à long terme, tant pour l’entreprise que pour la société. Elle doit être évaluée régulièrement pour garantir qu’elle continue à générer des avantages sans conséquences négatives imprévues.
  • Autonomie : Les utilisateurs doivent conserver le contrôle sur les décisions prises avec l’aide de l’IA. L’IA doit assister et non remplacer le jugement humain.
  • Responsabilité humaine à chaque étape : Chaque étape, de la conception à la mise en œuvre, doit être supervisée par des professionnels qualifiés, assurant que l’IA fonctionne conformément aux objectifs éthiques de l’entreprise.
  • Explicabilité : Les décisions prises par l’IA doivent être transparentes et compréhensibles pour les utilisateurs, ce qui implique que les processus internes de l’IA soient clairement documentés et accessibles.
  • Équité : L’IA doit être conçue pour éviter les biais (ou à tout le moins pouvoir les corriger) et garantir un traitement impartial de toutes les données, indépendamment de la source.
  • Respect de la vie privée: Les données traitées par l’IA doivent être protégées conformément aux réglementations en vigueur, et il doit être possible de révoquer les décisions prises par l’IA, garantissant ainsi le respect des droits des individus et des entreprises.

Ces principes doivent s’intégrer dans le cadre de gouvernance global de l'IA de l’organisation dans laquelle est elle utilisée.

En conclusion, pour réussir un projet de déploiement d’un système d’IA, le directeur juridique doit garder à l’esprit que l’IA n'est qu'un chemin, non une fin ; sa puissance s'épanouit lorsque l'humain en garde le destin.

Daria Viktorova : Pour aborder les préoccupations éthiques liées à l'utilisation de l'IA dans le domaine juridique, il est essentiel de suivre une approche rigoureuse et transparente.

La première étape consiste à communiquer clairement sur les finalités de l’utilisation de l’IA, les types de données traitées et les processus décisionnels automatisés, ce qui permet de renforcer la confiance et d'assurer une compréhension claire de l’usage de ces outils.

Un enjeu majeur est la gestion des biais dans les algorithmes, nécessitant une évaluation régulière pour s'assurer que les décisions prises ou influencées par l’IA ne créent pas de discriminations fondées sur des critères protégés tels que le genre ou l'origine.

Pour encadrer l’usage de l’IA, il peut être judicieux de mettre en place des comités IA ou de désigner des référents internes spécialisés qui surveillent l’éthique des projets et formulent des recommandations.

Il est aussi indispensable de sensibiliser les équipes juridiques aux enjeux éthiques de l'IA, afin qu'elles soient en mesure d'identifier et de gérer les risques de biais, ainsi que de veiller à la protection des données.

Enfin, il est fondamental de s'assurer que les décisions influencées par l'IA respectent les principes de justice et d'équité, avec la possibilité pour les individus de contester une décision ou d'obtenir des explications sur le processus de l'IA.

Conclusion :

Ces témoignages mettent en lumière les bénéfices mais aussi les défis de l'intégration de l'IA dans les directions juridiques. Leur démarche s’inscrit à ce titre dans les initiatives du groupe scientifique IA de l'AFJE, qui vise, entre autres choses, à former les juristes à cette évolution structurelle. L'objectif est d'équiper les juristes des connaissances nécessaires afin de naviguer avec assurance avec l’IA, tout en respectant le cadre éthique et réglementaire.

Stéphanie Corbière, Group Head of Legal and Compliance Aramis Group, Chargée d’enseignement Paris VIII, Co-fondatrice Groupe scientifique IA AFJE, Co-Responsable Commission Managers AFJE et  Daria Viktorova, Legal Manager chez DAREGAL, Membre du Groupe Scientifique IA de l'AFJE


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