Pratiquer le droit… une course contre le temps ?

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stephane larriereLe droit et ses praticiens font face à un nouveau phénomène né sous l’impulsion nerveuse de la technologie et de ses réseaux tentaculaires : l’accélération du temps. Elle semble vouloir imposer aux praticiens un traitement des demandes selon un mode zéro-délai.

Bien que difficilement mesurable, chacun dans son exercice professionnel peut pourtant ressentir cette accélération compressant l’activité du jour. On la perçoit dans l’impatience d’un client excédé par une réponse tardant à venir à sa question posée quelques minutes auparavant. On la reçoit dans ces salves de messages « multi canal » déposés ou expédiés (comme un missile plus qu’une missive…) par des interlocuteurs empressés de voir leur problème de droit (toujours) urgent enfin traité.

Ces messages ne contiennent pas ce qu’ils disent, signifiant en réalité : Dépêche-toi ! Empresse-toi ! Ils sont la manifestation d’une exigence d’immédiateté attendue du juriste, par définition…« indisponible » au moment où on a besoin de lui. Il doit donc notifier en retour le traitement ou, à tout le moins accuser réception du problème, pour témoigner de sa « réactivité ». Oui, la technologie avec ses solutions en un clic ou ses résultats accessibles par simple pression digitale, rend le client incrédule à toute indisponibilité du monde, même celle de son juriste. Elle installe dans la socialité, à charge de celui qui ne peut être contacté, une sorte de présomption de mauvaise volonté dans l’impossibilité d’être joint. C’est que… par les temps qui courent, celui qui est injoignable, et qui par définition, abandonne le problème en souffrance aux temps perdus pour sa résolution, le fait exprès !! Le récalcitrant mérite donc bien ces relances qui n’ont d’autre but que d’enjoindre un certain entrain dans le traitement du dossier urgent. Oui, au-delà des fameux temps facturables et facturés mis en fiches, la technologie semble se jouer du Temps mettant le droit sous pression et ceux qui le pratiquent, à l’épreuve. Une épreuve, chronomètre en main, qui prend la forme d’une course contre la montre, une course contre le temps lui-même, pour justement rester….« dans la course » et tenter de rester, selon l’expression qui préside à la mode du temps, « le maître des horloges » !

Ces attitudes révèlent l’attente nouvelle vis-à- vis d’un juriste connecté, interconnecté, ultra connecté grâce aux technologies (Uberisation du droit… et ainsi naquit le juriste digital, La Loi des Parties, 2016) et aux réseaux sociaux qui permettent de publier, de partager et d’interagir en temps réel avec le monde (Droit : ce que les réseaux changent, La Loi des Parties, 2016). Ils injectent, à débit constant, des lois, des jurisprudences, des analyses, des commentaires, et des informations affirmées, contredites, puis enfin confirmées pour faire office de vérité tangible…jusqu’au prochain post ; ils égrainent un fil continu d’emails, constituant autant de demandes s’empilant telles des briques de Tétris, dans la boîte de courriels, suspendues dans une certaine latence de traitement que le juriste doit être capable de réaliser selon une vitesse de réaction relevant du temps réel.

D’un registre technique, le temps réel signifie l’« absence de différé discernable entre l’action d’un utilisateur et la satisfaction de sa demande, qui engage pourtant de nombreuses opérations […] mais à une vitesse que la durée de leur déroulement n’induit aucune latence. Il représente une transparence de la machine dans l’usage que l’on fait d’elle » (E. Sadin, La siliconisation du monde, l’échappée, 2016), qui se prolonge en une « capacité de suivre, sans délai et dans leur dimension continuellement évolutive, quantité de faits » (E. Sadin, ibid.), d’informations et de données. Sans créer de rupture, le temps réel installe le droit dans un nouveau tempo et sa pratique dans un nouveau rythme accéléré. L’un et l’autre l’endurent sous la pression législative continue, le droit qui évolue et se diffuse à flux constant vers des acteurs toujours contraints de se mettre en mouvement pour rester à la page (web forcément !). En d’autres temps déjà, Jean Carbonnier comparant la « retransmission paresseuse » du Journal Officiel à la rapidité des médias, notait cette compression lorsque « une image du droit peut être diffusée […] presque instantanément à dater de l’instant de la production » jusqu’au « point où le crescendo de la vitesse, l’accélération […] a pu exercer un effet direct sur le droit (le droit qui, il est vrai, s’accommode congénitalement d’une certaine lenteur) » (J. Carbonnier, Droit et passion du droit sous la Vè République, Flammarion, 1996). Ainsi accéléré, le temps réel n’est-il pas en train de tuer l’essentielle distance nécessaire à la qualification juridique de toute situation : la question de droit posée peut-elle encore attendre sa réponse avant d’être, elle-même, emportée ?

Ce temps accéléré auquel doit répondre le juriste n’est pas le fait d’un emballement du droit. Il naît d’un fait dicté par la technologie (Pratique du droit… le contre la montre, La Loi des Parties, 2017). Elle orchestre le monde autour de ses réseaux et de ses « applis » ayant, à portée de doigts, solution à tout…solution cependant réservée aux « élus » titulaires de l’ultime version-à- jour, s’ouvrant comme une promesse à tous les possibles… Cette ultime version est néanmoins elle-même inscrite dans un temps éphémère, qui se reconfigure en programmant tant sa propre fin qu’une nouvelle version à venir ayant vocation à lui succéder, pour une promesse renouvelée de services, d’agilité et de rapidité.

La technologie inscrit donc le monde et l’exercice du droit qui s’y rattache, dans un rythme imposé d’évolution permanente (Legaltech : legale disruption ou ère nouvelle du juriste ?, La Loi des Parties, 2016). Il bat la mesure d’une succession accélérée de séquences alternées d’innovations en état perpétuel de perfectionnement puis de remplacements. A ce rythme, celui qui stagne paraît régresser ; celui qui bouge à la même vitesse que les autres semble immobile. « Pour stimuler les individus, les captiver, il faut bouger, changer et plus vite qu’eux. Car la sensation de la vitesse s’est émoussée. C’est la vitesse relative, c’est-à- dire l’accélération qui compte » (N. Colin, H. Verdier, L’âge de la multitude, Armand Colin 2015). Une course à l’adaptation se joue qui sacrifie au changement, toute durée, même celle requise à l’effectivité du droit. Cette impermanence parachève l’avènement d’un « homme liquide » (Z. Bauman, La vie liquide, Pluriel, 2013) et d’un droit fluide bâti sur un corps de règles de softlaw, ramolli dans ses principes et fluctuant dans son contenu. Car dans ce mouvement, s’instaure un système de valeurs qui repose non plus « dans la conformité aux règles, mais dans la flexibilité : l’aptitude à changer rapidement de tactiques et de style, à abandonner sans regret ses engagements et ses loyautés » (Z. Bauman, ibid.). Dès lors, s’en tenir ainsi à l’application d’un corps de règles de droit trop fermes à rebours de ce droit fluide, n’est-ce pas se risquer à pratiquer un droit de langue latine,... inscrit dans un autre temps, figé,… déjà mort en quelque sorte ? C’est que le temps file…

Stéphane Larrière,  Directeur Juridique Atos en charge des Achats Groupe et des Alliances,  Auteur du Blog www.laloidesparties.fr


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