En Arménie, un enregistrement d’une conversation téléphonique entre le Chef du Service de Sécurité Nationale (SSN) et le directeur du Service Spécial d’Investigation (SIS), diffusé sur YouTube ce mardi, révèle l’ordre donné au magistrat en charge, "qu’il le veuille ou non", de placer en détention provisoire un ancien Chef d’Etat. Son ennemi juré, le héros de la révolution de velours devenu Premier Ministre en mars dernier, avait pourtant annoncé l’avènement de l’indépendance de la justice.
Lorsque Robert Kotcharian, ancien Président de la République d’Arménie de 1998 à 2008, a été convoqué comme témoin en juillet dernier, immédiatement inculpé puis placé en détention provisoire, nous avons, sur les réseaux sociaux et sous les injures, donné une opinion juridique : l’infraction de "renversement de l’ordre constitutionnel", fondement des poursuites, n’a aucun sens. Sauf peut-être dans certains Etats africains qui pratiquent encore le délit politique. Qu’on l’aime ou qu’on le déteste, un ancien Président de la République ne peut être placé en détention pour des faits allégués relevant de l’exercice de ses fonctions. Quelques jours plus tard, la cour d’appel confirmerait cette position. En cause, les manifestations post-électorales du 1er mars 2008 réprimées par l’armée et ayant laissé dix morts. Robert Kotcharian, Président sortant, était encore en fonction pour quelques jours. Nikol Pashinyan, instigateur des manifestations, annoncerait après avoir purgé deux ans de prison qu’il vouerait sa vie à traquer Kotcharian qu’il tenait pour responsable. Dix ans plus tard, en mars 2018, Pashinyan deviendrait Premier ministre. En marge de l’exceptionnel engagement pour la lutte contre la corruption en Arménie, y compris des magistrats à qui il ordonnait publiquement de ne recevoir d’instruction de quiconque, s’ouvrait l’affaire du 1er mars, condensé d’amateurisme dans une révolution qui semblait jusque-là exemplaire.
Evidemment, les événements du 1er mars mériteraient que toute la lumière soit faite. Mais balayer les règles de la méthodologie de l’enquête et du procès équitable, dans un contexte post-révolutionnaire et sur fond d’animosité affichée de l’Exécutif, ne peut que soulever quelques inquiétudes. En France comme dans n’importe quelle démocratie, un juge d’instruction aurait mis en cause les auteurs des tirs, sans doute la hiérarchie jusqu’au ministre. Avec un dossier solide, un procès aurait pu avoir lieu. Les victimes auraient été entendues dans leurs souffrances. Mais aucun enquêteur n’aurait fait l’économie de l’essentiel des éléments matériels du dossier en court-circuitant toute la hiérarchie des responsabilités pour décapiter sans autre forme le sommet de l’Etat, ce sur fond de vindicte populaire.
En août dernier, la cour d’appel devait, très logiquement, annuler la décision de placement en détention provisoire de l’ancien Chef d’Etat. Nous avions salué la consécration de l’indépendance de la justice en Arménie. Nous pensions alors que ce dossier original relevait en amont d’un manque d’expérience des magistrats et enquêteurs, de lacunes de connaissances juridiques, d’une erreur de droit, et qu’au demeurant, les débats étaient importants pour la construction de l’Etat de droit en Arménie. Mais mardi, un échange téléphonique, datant du jour de l’interpellation de Robert Kotcharian, entre le Chef du Service de Sécurité Nationale (SSN), Arthur Vanetsyan, et le directeur du Service Spécial d’Investigation (SIS), Sasun Khatchatryan, a été mis en ligne sur YouTube. La vidéo est titrée : "How armenian justice really works". Ou comment fonctionne réellement la justice arménienne. Son auteur est anonyme. Son contenu est explosif.
Voici les échanges téléphoniques. La première question que pose le Chef de la Sécurité Nationale à son interlocuteur concerne l’ordre de faire intervenir l’armée en 2008 : "Qu’a dit Kotcharian concernant l’ordre de Mickael Harutunyan [à l’époque ministre de la Défense] ?". Le directeur du SIS, qui a apparemment assisté à l’interrogatoire, commence par reconnaître que l’ancien Chef d’Etat n’en était pas informé. La révélation est importante car l’accusation martèle le contraire. Après avoir écouté quelques propos injurieux sur l’intervention musclée de l’avocat présent, ancien Bâtonnier, le patron de la Sécurité nationale explique qu’il a "reçu un appel du juge". Il s’agit bien du magistrat en charge du dossier. Le juge lui explique son malaise. Vanetsyan lui dit de regarder tout de même le dossier. Il ne se rappelle pas du nom du magistrat, "mais bon, c’est celui qui va rendre la décision de placement en détention provisoire"... La décision est donc déjà prise et elle est prise sur instruction d’un haut-fonctionnaire. A ce stade, on ne peut plus parler d’indépendance de la justice. Le magistrat n’est qu’une chambre d’enregistrement qui, mal à l’aise, va feindre d’étudier un dossier pour lequel il n’aura pas d’autre choix que d’exécuter une instruction venue d’en-haut. Le magistrat répond au Haut-fonctionnaire qu’il le rappellera après avoir vu le dossier pour lui faire un rapport. Vanetsyan lui répond : "Je me moque du fait que tu regardes ou non le dossier, tu vas le placer en détention que tu le veuilles ou non !". Le directeur du SIS reprend : "Parfait, camarade, après la décision, ils commenceront tous à écrire", parlant sans doute des journalistes qu’il veut utiliser dans une entreprise de démolition auprès de l’opinion publique.
Sur le placement en détention de l’ancien Président, les deux hommes sont d’accord. Le directeur du SIS évoque alors le cas de Yuri Khatchadurov, Secrétaire Général de l’Organisation du Traité de Sécurité collective (OTSC), l’homme de Moscou qui était à l’époque Chef d’état-major des forces armées arméniennes… Les deux hommes ne sont plus d’accord. Vanetsyan y voit un risque diplomatique et demande au Chef de la Sécurité nationale de "parler au Premier ministre". Khatchatryan répond qu’il le fera. Vanetsyan demande quelles seraient les options en dehors du placement en détention de Khatchadurov. Le directeur du SIS lui explique la différence de régimes entre l’enquête préliminaire et l’enquête de flagrance. Il ajoute encore une troisième option, le placement en détention pour violation du contrôle judiciaire. "Voilà les trois cas, camarade. Nous n’avons aucun des trois… Les avocats nous réduiraient en pièces". Il tente de rassurer son interlocuteur qui n’a pas l’air convaincu : "Il n’y a pas de problème, camarade. Vahé Grigoryan [avocat des victimes devant la CEDH] va venir me voir tout à l’heure, il va écrire quelque chose de sérieux". Vanetsyan insiste sur la nécessité de faire très attention pour Khatchadurov, "en dépit de l’ordre du Premier ministre de le placer en détention". "Ne t’inquiète pas, Khatchadurov va parler". Autrement dit, ils n’ont rien et veulent le faire parler pour trouver quelque chose. Effrayant.
Résumons. Un ordre de l’Exécutif donné au Judiciaire qui anéantit le principe de la séparation des pouvoirs. Une décision de placement en détention provisoire prise dans les coulisses, bien avant l’audience qui devait en décider et qui rend illusoires tous débats judiciaires et l’exercice des droits de la défense. Des poursuites engagées à l’encontre d’un ancien Chef d’Etat pour des faits allégués relevant de l’exercice de ses fonctions en violation du droit international. Un interrogatoire sans motif ayant pour objet d’en trouver un. Nous n’abordons même pas le problème de l’infraction reprochée, "renversement de l’ordre constitutionnel", qui nous rappelle les délits politiques du XIXème siècle ou les dérives purgatoires de dictatures contemporaines. Comble de l’amateurisme, l’autorité de poursuites a récemment formé un pourvoi en cassation, suite à la décision de la cour d’appel, tout en ordonnant une mesure de contrôle judiciaire consistant en l’interdiction de sortie du territoire de l’ancien Chef d’Etat. L’ordonnance de détention n’est même pas définitivement solutionnée qu’une deuxième mesure, le contrôle judiciaire, est ordonnée. Pire, aucune leçon n’a été tirée de l’arrêt de la cour d’appel : non seulement le cumul de deux mesures est impossible, mais qu’il s’agisse de détention provisoire ou de contrôle judiciaire, aucun acte subséquent aux poursuites illégales n’a force juridique en l’espèce. L’arrêt de la cour d’appel est conforme au droit. Toute autre solution serait trop dangereuse. Y compris géopolitiquement. Elle provoquerait un affaiblissement de l’Etat qui autoriserait demain les puissances hostiles à l’Arménie à mettre en cause la responsabilité des actuels et futurs dirigeants en organisant elles-mêmes, de manière officielle ou voilée, les prochains procès que le pouvoir en place aurait lui-même autorisés. La Turquie et l’Azerbaïdjan attendent avec délectation les décisions judiciaires à venir. Non par soucis démocratique mais par désir de voir l’Arménie s’automutiler. Une décision de vendetta ne serait pas un renforcement de la démocratie mais un affaiblissement de l’Etat. L’Arménie ne peut pas se payer le luxe de règlements de comptes illégaux. Vouloir adapter le code pénal et les conventions internationales aux exigences politiques de l’Exécutif est dangereux. Si les autorités s’autorisent de tels dévoiements, au nom d’un intérêt supérieur à la justice des tribunaux, rien ne garantit qu’ils ne recommenceront demain pour d’autres, citoyens récalcitrants, opposants politiques, journalistes. Sans compter que si cette affaire est portée devant le Cour européenne des droits de l’Homme, l’Arménie sera assurément condamnée.
Sévag Torossian, Avocat au Barreau de Paris, Avocat auprès de la Cour Pénale Internationale