Grégoire Gauger, Virna Rizzo (avocats) et Jordan Le Gallo (élève-avocat) du cabinet Cohen Amir-Aslani, reviennent pour le Monde du Droit sur l'application de la force majeure dans le cadre de la situation sanitaire actuelle, liée à l'épidémie de Covid-19.
Le 16 mars dernier, le Président de la République Emmanuel Macron a déclaré que la France était en « guerre sanitaire » et annoncé un confinement dès le 17 mars à 12h. Ce confinement a pour objectif de limiter au maximum une propagation du virus Covid-19.
Cette mesure a entrainé de facto une impossibilité pour de nombreux acteurs économiques d’exécuter leurs obligations contractuelles. Si vous êtes dans cette situation, avez-vous le droit de suspendre l’exécution de vos prestations ? Pouvez-vous éviter d’éventuelles sanctions de la part de votre créancier ? Tel serait le cas si vous pouvez invoquer un cas de force majeure.
La force majeure en droit français
Le respect de conditions cumulatives strictes
L’article 1218 alinéa 1 du Code civil dispose qu’« il y a force majeure en matière contractuelle lorsqu'un événement échappant au contrôle du débiteur, qui ne pouvait être raisonnablement prévu lors de la conclusion du contrat et dont les effets ne peuvent être évités par des mesures appropriées, empêche l'exécution de son obligation par le débiteur ».
Ainsi, deux critères cumulatifs caractérisent la force majeure: (i) l’imprévisibilité et (ii) l’irrésistibilité d’une situation donnée. La jurisprudence semble continuer d’en imposer un troisième, (iii) l’extériorité.
(i) L’imprévisibilité signifie que la situation invoquée comme un cas de force majeure n’existait pas ou n’était pas prévisible au jour de la conclusion du contrat.
(ii) L’irrésistibilité signifie que l’événement ne sera considéré comme relevant de la force majeure que s’il vous empêche d’exécuter vos prestations. Attention, si vous pouvez mettre en place des « mesures appropriées » pour éviter, contourner ou dépasser les difficultés survenues, il ne s’agira pas d’un cas de force majeure. Cette notion peut être difficile à appréhender d’autant plus qu’elle s’apprécie au cas par cas.
(iii) L’extériorité signifie que la cause invoquée ne doit pas être imputable au débiteur (i.e. « un évènement échappant au contrôle du débiteur »).
Deux effets alternatifs : la suspension ou la résolution
L’article 1218 alinéa 2 du Code civil distingue selon que les effets de la force majeure sont temporaires ou définitifs. En effet :
Si le cas de force majeure est temporaire alors « l'exécution de l'obligation est suspendue à moins que le retard qui en résulterait ne justifie la résolution du contrat », autrement dit si l’exécution des prestations avec du retard n’aurait pas de sens. Si le cas de force majeure est définitif, « le contrat est résolu de plein droit et les parties sont libérées de leurs obligations. »
Attention, une résolution injustifiée du contrat pourrait entrainer le versement de dommages-intérêts.
Le Covid-19 est-il un cas de force majeure ?
Le 28 février 2020, le ministre de l’Economie Bruno Le Maire a annoncé que le Covid-19 devait être considéré comme un cas de force majeure pour les entreprises, en particulier au regard des marchés publics. Quid des contrats privés ?
Chaque situation étant particulière, il faut vérifier au cas par cas si vous remplissez bien les critères. En effet, l’épidémie elle seule ne permettra pas à tous les cocontractants d’invoquer une force majeure qui serait général et absolu.
Au regard du contexte actuel, il semble évident que la condition d’extériorité ne laisse place au moindre doute dans la mesure où l’évènement échappe bel et bien au contrôle du débiteur. Mais qu’en est-il des conditions d’imprévisibilité et d’irrésistibilité ?
(i) L’imprévisibilité : Il ne sera sans doute pas discuté le caractère imprévisible de cette épidémie, le Covid- 19 étant un nouveau virus. Mais jusqu’à quelle date peut-on considérer que l’épidémie est imprévisible ? Jusqu’aux premières informations provenant de Wuhan en Chine, jusqu’à l’annonce du Ministre Bruno Le Maire le 28 février, ou de la prise de parole du Président de la République le 12 mars ?
L’épidémie de Covid-19 a été reportée officiellement en France le 24 janvier 2020 avec un premier cas confirmé à Bordeaux. Est-ce à dire que le critère d’imprévisibilité de la force majeure pour tous les contrats conclus postérieurement ferait défaut ? Rien n’est moins sûr au regard de la position médiatique et gouvernementale sur la question. La situation n’a en effet été prise au sérieux que bien plus tard.
Des précédents peuvent être avancés, lors de l’épidémie du chikungunya, l’imprévisibilité n’était pas caractérisée dès lors que « l'épidémie de chikungunya ayant débuté en janvier 2006, elle ne peut être retenue comme un événement imprévisible justifiant la rupture du contrat en août suivant après une embauche du 4 juin. [...] Ainsi, dans les faits, la force majeure alléguée fait défaut »1.
Une chose est sûre, les contrats conclus à compter du 12 mars 2020 ne pourront pas être suspendus ni résolus pour force majeure à cause du Covid-19. En effet, à ce moment là, l’épidémie est connue et ses effets, à savoir notamment le confinement, sont imminents. Pour les contrats antérieurs, la question reste en suspens...
(ii) L’irrésistibilité : il faut ici étudier l’irrésistibilité de deux éléments, l’absence de traitement contre le Covid-19 et les mesures de confinement.
Premièrement, le fait qu’aujourd’hui il n’existe aucun traitement préventif ni curatif contre le Covid-19 confirme cette irrésistibilité.
La Cour d’Appel de Colmar, dans un arrêt du 12 mars 20202, a en effet conclu que le risque de contamination du Covid-19 est un élément imprévisible, irrésistible et extérieur caractérisant la force majeure. Attention, il ne faut pas oublier de s’assurer qu’aucune « mesure appropriée » ne peut être prise pour éviter cette contamination. Dans les faits, il s’agissait d’une obligation de rendez-vous relative à une rétention administrative pour un individu ayant été en présence de personne contaminée par le Covid-19.
La Cour d’Appel a jugé qu’il n’y avait pas de mesure appropriée permettant d’éviter cette contamination. Par exemple, il n’était pas possible de mettre en place un système de visio-conférence n’était pas envisageable
Cette solution était prévisible, par un exemple a contrario, la jurisprudence a pu considérer que le chikungunya « ne comporte pas les caractères de la force majeure [...] puisque, dans tous les cas, cette maladie soulagée par des antalgiques est généralement surmontable et que l'hôtel pouvait honorer sa prestation durant cette période »3.
Il convient ici de s’attarder sur les prestations prévues au contrat et le lieu d’exécution de celles-ci. En effet, si la zone touchée par l’épidémie et le lieu d’exécution de la prestation de se rencontrent pas, il ne sera pas possible d’invoquer la force majeure pour ne pas s’exécuter.
A titre d’exemple concernant le SRAS, il a été jugé que « le risque sanitaire n'était pas majeur en Thaïlande et il ne peut être admis que le voyage vers ce pays était impossible en raison du SRAS »4. Egalement, une « escale dans un pays limitrophe d'une zone d'épidémie de peste ne permet pas de caractériser un cas de force majeure » (Paris le 25 juillet 1998). Dès lors, l’irrésistibilité ne sera pas caractérisée de la même manière à chaque instant sur tout le territoire de la République.
Deuxièmement, en raison des obligations de confinement imposées par le gouvernement, la prestation qui nécessiterait de se déplacer et de rencontrer des personnes ne pourrait raisonnablement être exécutée.
Attention, l’irrésistibilité doit être prise au sens strict. Autrement dit, dès lors qu’une solution de remplacement peut être prise, dans le respect des lois, du confinement et de la sécurité des personnes, la force majeure ne sera pas caractérisée.
Aussi, la question à se poser est la suivante : pouvez-vous exécuter vos prestations en mettant en place « des mesures appropriées » assurant votre sécurité et celle d’autrui tout en respectant les mesures de confinement ? Si oui, vous serez tenu de vous exécuter.
De surcroît, il ne suffit pas de satisfaire les exigences de l’imprévisibilité et de l’irrésistibilité pour obtenir l’exonération pour force majeure. Vous devez en outre, si vous souhaitez l’invoquer, établir le lien de causalité entre l’événement argué de force majeure et l’impossibilité d’exécuter votre obligation.
Toutes ces règles relatives au cas de force majeure peuvent être aménagées contractuellement. Il est donc nécessaire de faire attention à ce qui est rédigé dans votre contrat.
Que dit votre contrat ?
Il est nécessaire que de vérifier ce que vous avez conclu. Dans certains contrats, les parties peuvent en effet exclure expressément la force majeure comme cause de suspension ou de résolution du contrat (la force majeure n’étant pas d’ordre public).
Sans être exclue, les cas de force majeure peuvent être parfois limités. Il arrive notamment que certaines clauses comprennent une liste limitative d’événements pouvant constituer un cas de force majeure. Dans ce cas, vous devrez vérifier si « épidémie », « pandémie », « crise sanitaire » ou tout autre terme similaire y est inscrit. Dans le cas contraire, vous serez tenu d’exécuter vos prestations. Par ailleurs, certaines clauses permettent aux parties de mettre fin au contrat ou de la réviser dans des circonstances telles que celles de la crise actuelle : clauses de renégociation, de rencontre, de révision par un tiers expert, clauses MC, etc.
Une exception pourra cependant être invoquée si votre relation est basée sur un contrat d’adhésion. Dans ce cas, vous pourrez éviter une telle limitation / exclusion de force majeure en invoquant une clause abusive.
Pour conclure, invoquer un cas de force majeure présente des avantages évidents mais peut comporter aussi des risques, à savoir notamment le paiement de pénalités, de dommages-intérêts, etc. pour inexécution. En effet, quand bien même la jurisprudence s’est prononcée en faveur d’un cas de force majeure, la crise sanitaire actuelle et les conditions dans lesquelles elle est apparue ne permettent pas d’en déduire une force majeure applicable à l’ensemble des contrats conclus antérieurement au 12 mars 2020.
Si une suspension de vos obligations ne peut être envisagée faute de caractériser un cas de force majeure, avez-vous pensé à solliciter une renégociation de votre contrat en invoquant l’imprévision, à savoir « un changement de circonstances imprévisible lors de la conclusion du contrat [qui] rend [son] exécution excessivement onéreuse » ?
Il convient donc de bien étudier la question avant d’invoquer la force majeure, notamment en faisant appel à un professionnel du droit.
Par Grégoire Gauger, Virna Rizzo (avocats) et Jordan Le Gallo (élève-avocat), du cabinet Cohen Amir-Aslani
1. CA Saint-Denis de la Réunion, 29 décembre 2009, n° 08/02114
2. CA Colmar, 6e ch., 12 mars 2020, n°20/01098
3. CA Basse-Terre, 17 déc. 2018, n° 17/00739
4. TI Paris, 4 mai 2004, n° 11-03-000869