Lignes directrices, guides et autres recommandations ou comment canaliser une prolifération de normes génératrices d’insécurité juridique pour les entreprises

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Une tribune de Noëlle Lenoir sur les lignes directrices, guides et autres recommandations des autorités administratives indépendantes (AAI).

La fragmentation du pouvoir règlementaire entre une multitude d’autorités administratives indépendantes est source d’insécurité juridique

En principe, en vertu de l’article 21 de la Constitution, le pouvoir réglementaire est réservé au Premier ministre qui assure l’exécution des lois et ne peut déléguer ce pouvoir qu’aux ministres. Mais ce texte est devenu obsolète face à la fragmentation d’un pouvoir règlementaire dispersé dans un nombre croissant d’autorités administratives indépendantes (AAI). Cette fragmentation a été bénie par le Conseil constitutionnel dès 19861 dans une décision sur la Communication nationale de la communication et des libertés admettant que la Constitution ne fait « pas obstacle à ce que le législateur confie à une autorité autre que le Premier ministre le soin de fixer (…) des normes permettant de mettre en œuvre une loi », à la condition que ce soit « dans un domaine déterminé et dans le cadre défini par les lois et règlements » ; et - a ajouté notre Cour constitutionnelle en 19892 à propos du Conseil Supérieur de l’Audiovisuel (CSA) – s’il ne s’agit que de « des mesures de portée limitée tant par leur champ d’application que par leur contenu ».

Ce phénomène entraine dans les administrations une perte d’expertise pourtant nécessaire à une juste application de la loi

Dans un rapport remarqué de 20153, le Sénateur Jacques Mézard, aujourd’hui membre du Conseil constitutionnel, avait évoqué un « délitement de l’Etat ». Il avait déploré une « lecture extensive de leurs compétences » par les AAI, entrainant une « perte de l’expertise des administrations centrales, faute de personnels qualifiés en nombre suffisant,[ qui] empêche immanquablement de juger et de contrôler l’action des AAI ». Ce signal d’alarme n’a pas tempéré l’activité normative des AAI. Au contraire, en parallèle du pouvoir règlementaire dont certaines sont dotées, elles ont développé un pouvoir d’influence considérable fondé sur le « droit souple », i.e. des textes soit disant indicatifs, mais vécus par leurs destinataires, singulièrement les entreprises, comme impératifs.

Le « droit souple » acquiert paradoxalement plus de force que le droit dur à travers le pouvoir de sanction des autorités administratives indépendantes

Le Conseil d’Etat a fort bien appréhendé ce glissement. Dans son rapport de 20134, prenant acte de « ce nouveau paradigme de la normativité », il analyse la façon dont le « droit souple », sous forme de lignes directrices, guides ou recommandations a pour objet et pour effet « de modifier ou d’orienter les comportements de leur destinataire en suscitant, dans la mesure du possible, leur adhésion ». L’expérience montre que face à des autorités ayant facilement accès aux média, les entreprises non d’autre choix que de considérer ces recommandations comme des prescriptions, sauf à encourir des sanctions de la part des mêmes autorités.

Cette situation a fait réagir le Conseil d’Etat qui a souligné la nécessité de porter attention à « l’insécurité juridique » et aux « coûts subis par les destinataires du droit souple »5.

Sa réaction a été de deux ordres.

Premièrement, il a ouvert le recours contentieux contre les actes de droit souple revêtant « le caractère de dispositions générales et impératives ou de prescriptions individuelles » dont l’autorité en question « pourrait ultérieurement censurer la méconnaissance ». Il en a ainsi jugé concernant l’Autorité de la concurrence, l’Autorité des Marchés Financiers, le CSA ou encore l’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (ARCEP)6. Le critère est que ces actes prétendument de droit souple « sont de nature à produire des effets notables, notamment de nature économique, ou ont pour objet d'influer de manière significative sur les comportements des personnes auxquelles ils s'adressent ».

Deuxièmement, le Conseil d’Etat a transposé en 20207 cette jurisprudence aux recommandations des administrations. Il a en outre débusqué certaines tentations de s’immiscer dans la gestion des entreprises en renversant la charge de la preuve. L’arrêt le plus topique en 2015 énonce que l’administration n’a pas à « se prononcer sur l’opportunité des choix arrêtés par une entreprise pour sa gestion, [et que il lui] appartient (…) d'apporter la preuve des faits sur lesquels elle se fonde » et que par suite en validant dans cette espèce la décision de l’administration, la cour administrative d’appel « a méconnu les règles gouvernant la charge de la preuve ».8

La future recommandation actualisée de l’Agence anticorruption (AFA), laquelle est un service ayant un double rattachement administratif, risque de tomber sous le coup de ces jurisprudences.

Ce serait vraisemblablement le cas si le projet de recommandation récemment soumis à la consultation publique prévoyant un renversement de la charge de la preuve au cas où une entreprise ne suivrait pas à la lettre les préconisations particulièrement détaillées de l’AFA sur la gestion des risques, restait inchangé.

Noëlle Lenoir, avocat

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1. Conseil constitutionnel, Décision n° 86-217 DC du 18 septembre 1986.

2. Conseil constitutionnel, Décision n° 88-248 DC du 17 janvier 1989.

3. Rapport fait au nom de la Commission d’enquête sur le bilan et le contrôle de la création, de l’organisation, de l’activité et de la gestion des autorités administratives indépendantes, n°126, enregistré le 28 octobre 2015.

4. Conseil d’Etat, Etude annuelle 2013, sur le droit souple.

5. Etude précitée sur le droit souple.

6. Conseil d’Etat, 11 octobre 2012, Société Casino-Guichard-Perrachon, n° 357193 ; Conseil d’Etat, 21 mars 2016, Fairvesta, n° 368082 ; 10 octobre 2016, Mme A et autres, n° 384691, 384692, 394107 ; Conseil d’Etat, 13

7. Conseil d’Etat, 12 juin 2020, GISTI, n° 357193.

8. Conseil d’Etat, 23 janvier 2015, Rottapharm, n° 369214.


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