Jordan Le Gallo, Avocat et Solenn Hegron, Juriste au sein du cabinet Cohen Amir-Aslani décryptent le rôle du Parquet européen dans la lutte contre la criminalité financière.
Chaque année, la fraude transnationale s’élèverait au moins à 50 milliards d’euros1, un constat qui pourrait s’aggraver en 2020 en raison de la crise sanitaire actuelle2. Or, aujourd’hui, OLAF (Office européen de lutte antifraude), Europol (Office européen de police) et Eurojust (l’Unité de coopération judiciaire de l’UE) ont montré leurs limites dans le cadre de la lutte contre les infractions financières.
C’est ainsi que l’UE, devant la nécessité de s’armer d’une autorité dotée de l’opportunité des poursuites d’auteurs d’infractions financières portant atteinte à ses intérêts, a adopté, au visa de l’article 86 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne (TFUE) portant instauration d’une coopération renforcée, le règlement (UE) 2017/1939 du Conseil du 12 octobre 2017 mettant en œuvre une coopération renforcée concernant la création du Parquet européen (le « Règlement ») compétent pour « rechercher, poursuivre, et renvoyer en jugement les auteurs et complices des infractions pénales portant atteinte aux intérêts financiers de l’UE ».
La peur de perte de souveraineté a eu raison de cinq (5) Etats membres3 qui n’ont pas souhaité participer à ce projet. Toutefois, ce choix n’est pas irréversible et ils pourront intégrer ultérieurement cette coopération renforcée, notamment lorsque le Parquet aura fait ses preuves…
La coopération entre le Parquet européen et les parquets nationaux, conscients qu’en matière de fraude transfrontière ils n’ont pas les outils nécessaires pour agir efficacement et rapidement, sera de toute évidence la clé de voûte qui déterminera le bon fonctionnement du Parquet européen.
Un champ d’application circonscrit. Le Parquet européen est compétent pour « les infractions pénales portant atteinte aux intérêts financiers de l’UE »4 telles qu’elles résultent de la directive (UE) 2017/1371 du Parlement européen et du Conseil du 5 juillet 2017 dite « directive PUF ». À noter qu’il s’agit ici de notions autonomes s’interprétant en conséquence indépendamment des ordres internes des Etats membres et garantissant ainsi la compétence du Parquet européen non limitée par des conceptions nationales qui peuvent varier selon les ordres juridiques nationaux.
En pratique, il s’agira à compter du 20 novembre 2017, d’une compétence en matière de corruption, de détournements de fonds publics supérieurs à 10.000 euros (ou dès le premier euro en cas d’implication d’un fonctionnaire européen ou si les répercussions du dossier à l’échelle de l’Union rendent l’intervention du Parquet européen « nécessaire »), de blanchiment ou encore de fraudes à la TVA communautaire moyennant un préjudice estimé supérieur à 10 millions d’euros et dès qu’au-moins 2 Etats participants sont impliqués.
À l’exception des fraudes à la TVA dont le caractère transnational est nécessaire, le Parquet européen est donc compétent lorsque l’infraction a été commise en totalité ou en partie sur le territoire d’un ou plusieurs Etats membres participant ou lorsqu’elle a été commise par un ressortissant d’un Etat membre participant.
Une coopération favorisée par une structure à deux étages. Les rédacteurs du Règlement ont bien compris que ce Parquet ne doit pas être une instance siégeant à Luxembourg, déconnectée des parquets nationaux. C’est pourquoi il a prévu (i) un niveau central composé du chef du Parquet européen élu pour 7 ans, non renouvelable (poste aujourd’hui occupé par Madame Laura Codruta Kövesi) et des vingt-deux procureurs européens représentant chacun un État membre participant ainsi (ii) qu’un niveau décentralisé composé des procureurs délégués (élus pour 5 ans) affectés dans les Etats membres.
Les premiers procureurs européens ont été élus en juillet 2020 pour une durée de six (6) ans (trois (3) ans pour un tiers d’entre eux).
Le niveau central a en charge de définir la politique pénale et d’effectuer un suivi général des activités et des questions soulevées par les dossiers via le « collège » ainsi que de superviser et diriger les enquêtes, de les coordonner et de déterminer les poursuites dans les dossiers transfrontaliers via les « chambres permanentes », notamment au regard des décisions adoptées par le collège.
Le niveau décentralisé, quant à lui, fait véritablement le pont entre le niveau central et les parquets nationaux. Ainsi, il est en charge du suivi opérationnel des enquêtes et des poursuites sur le terrain, tout en disposant de pouvoirs d’enquête similaires aux procureurs nationaux. Agissant au nom du Parquet européen, les procureurs européens délégués seront responsables des enquêtes et poursuites qu’ils entreprendront, qui leur seront confiées mais également dont ils se saisiront en invoquant notamment leur droit d’évocation. Outre ces responsabilités, ils seront en charge de la mise en état des affaires et de soutenir l’accusation lors des audiences devant les juridictions nationales.
Que les grands réfractaires au Parquet européen soient rassurés, celui-ci n’est pas un tribunal pénal européen. Les affaires dont se saisiront les procureurs européens délégués seront renvoyées devant les juridictions nationales compétentes et seront ainsi jugées par des magistrats nationaux (du tribunal judiciaire et de la Cour d’appel de Paris en ce qui concerne la France). Cette solution ne peut être qu’approuvée car retenir l’inverse aurait également eu pour effet de remettre en cause le particularisme des systèmes judiciaires entre les différents Etats membres.
Ce qui ne facilite pas la cohérence en revanche, c’est que les procureurs européens se verront ainsi soumis de plein droit à diverses règles nationales tant en ce qui concerne le principe de territorialité du droit pénal que les règles de procédures et de légalité des actes dont le respect sera soumis au contrôle des juridictions nationales compétentes (au-delà du contrôle juridictionnel exercé par la CJUE).
Dans l’hypothèse où l’affaire relèverait de la compétence de plusieurs juridictions nationales, les poursuites devront être ouvertes par le procureur européen délégué de l'État membre dans lequel a lieu principalement l’activité criminelle ou dans lequel la plus grande partie des infractions ont été commises. En pratique cette notion va nécessairement faire l’objet de débats et très probablement entrainer des discordances dans l’interprétation de ce qu’il faut entendre par « lieu où se déroule principalement l’activité criminelle ».
Plus encore, les chambres permanentes ont le pouvoir de décider d’exercer les poursuites dans un autre État membre que celui normalement compétent dès lors qu’il existe des motifs suffisamment justifiés (le lieu de résidence habituelle du suspect ou de la personne poursuivie, sa nationalité ou le lieu où le principal préjudice financier s’est produit, etc.). Il est donc à craindre un forum shopping de la part du Parquet européen dès lors que les chambres permanentes auront la possibilité de choisir la juridiction la plus pertinente en fonction du droit national applicable notamment en choisissant la juridiction la plus répressive ou encore celle disposant des délais de prescription les plus longs palliant ainsi un manque de célérité.
Une coopération encadrée entre le Parquet européen et les parquets nationaux. Le Règlement n’a pas laissé entre les seules mains des parquets la bonne volonté de coopérer. Au contraire, il a prévu un certain nombre d’obligations vis-à-vis des parquets nationaux et notamment une obligation générale d’assistance vis-à-vis du Parquet européen dans l’exercice de ses prérogatives, ainsi qu’une obligation d’information devant être exercée « sans retard indu », dès lors que les parquets nationaux ont connaissance d’une infraction financière pour laquelle le Parquet européen pourrait exercer sa compétence, et ceci même lorsqu’une enquête a déjà été ouverte au niveau national.
Dans tous les cas, le Parquet est doté d’un pouvoir d’ouverture d’enquête ainsi que d’un droit d’évocation nécessaire au bon exercice de ses activités. En France, le procureur de la République saisi d’une enquête pourra ainsi se dessaisir au profit d’un procureur européen délégué. En cas de désaccord sur la compétence du Parquet européen, la juridiction nationale de jugement compétente tranchera.
On le voit bien, les intérêts nationaux et la protection de la souveraineté des Etats participants a fait l’objet d’une attention toute particulière dans la rédaction du Règlement. On est ainsi loin d’un monopole de poursuite en faveur du Parquet européen.
Une indépendance assurée ? Le Parquet européen doit agir dans l’intérêt exclusif de l’Union. Ainsi, les procureurs ne peuvent ni solliciter ni accepter d’instructions de personnes extérieures au Parquet européen, ni d’aucun pays de leur origine, d’aucune institution, d’aucun organisme organe de l’Union.
Ainsi et contrairement au parquet français soumis à l’autorité du Garde des Sceaux, le Parquet européen n’est pas intégré aux institutions de l’Union.
La révocation du chef du Parquet et des procureurs du collège central est de la prérogative de la CJUE limitant ainsi les risques d’interactions politiques avec le Parlement. Le collège central ayant lui-même pouvoir, après proposition faite par les Etats membres parmi leurs procureurs nationaux, de désigner et révoquer les procureurs européens délégués.
Cependant, l’indépendance du Parquet européen demeure à certains égards fragiles. D’une part, le chef du Parquet européen est nommé par un mécanisme alliant l’intervention du Parlement européen et du Conseil, et les procureurs européens sont proposés directement par les Etats membres parmi les parquetiers nationaux. D’autre part, le Règlement autorise le cumul entre le mandat de procureur national et procureur européen délégué ce qui ne fait qu’augmenter le risque (i) de forum shopping et (ii) d’atteinte à l’indépendance fonctionnelle du Parquet européen.
Il conviendra de rester attentif aux décisions de la CJUE, garante de l’indépendance des procureurs européens.
La primauté du Parquet européen sur les autres organismes de l’Union de lutte contre les infractions financières. Afin d’éviter tout risque de doublon entre OLAF, EUROPOL, EUROJUST et le Parquet européen, ce dernier a été doté de pouvoirs plus étendus. Dès lors, EUROPOL, OLAF et EUROJUST auront, lorsque le Parquet européen a ouvert une enquête, pour objectif de soutenir et/ou compléter son action, excluant tout pouvoir de poursuite lorsqu’une enquête aura été ouverte par le Parquet.
Ces organismes devront collaborer les uns avec les autres afin de créer un véritable réseau judiciaire européen.
Un coût neutralisé ? Porté à 37,7 millions d’euros pour 2021, le commissaire à la justice Didier Reynders souhaiterait que le budget de fonctionnement du Parquet européen, alimenté « pour l'essentiel par une contribution du budget de l'Union », soit augmenté pour atteindre la somme de 55 millions d’euros5.
La Commission considère que la création du Parquet européen permettrait à l’Union de récupérer 516 millions d’euros en 2022 ainsi que 689 millions d’euros en 20246, soit neutralisant les coûts générés. Nous ne doutons pas que la pratique du forum shopping facilitera cette neutralité …
Pour conclure, la création du Parquet européen constitue une avancée significative dans la lutte antifraude à l’échelle de l’Union européenne mais de nombreuses interrogations restent en suspens. À l’heure actuelle, il est en effet difficile de garantir (i) la bonne coopération entre les parquets nationaux et le parquet européen, nécessaire au fonctionnement de ce dernier, (ii) l’effet des outils mis à sa disposition. Toutefois, les études montrent que la Covid-19 entrainera une augmentation importante de la criminalité en col blanc ce qui va obliger les procureurs européens à rapidement mettre le pied à l’étrier et ainsi lever ces incertitudes et ces doutent qui subsistent autour de cette nouvelle autorité.
Jordan Le Gallo, Avocat et Solenn Hegron, Juriste, Cohen Amir-Aslani
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1 https://www.vie-publique.fr/en-bref/277495-ue-entree-en-fonction-du-parquet-europeen-en-2021?xtor=RSS-718
2 Selon le commissaire européen à l'économie Paulo Gentiloni.
3 Hongrie, Pologne, Irlande, Suède et Danemark.
4 Il faut entendre par « intérêts financiers de l’UE », « l’ensemble des recettes perçues, des dépenses exposées et des avoirs qui relèvent : (i) du budget de l’Union ; (ii) des budgets des institutions, organes et organismes de l’Union institués en vertu des traités ou des budgets gérés et contrôlés directement ou indirectement par eux » - Article 2 de la directive (UE) 2017/1371 du Parlement européen et du Conseil du 5 juillet 2017.
5 http://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/rapports/due/l15b3585_rapport-information.pd
6 Revue de l'Union européenne - N°614, janvier 2018 - L’institution du Parquet européen - par Fabrice Andreone p. 59