Il a fallu attendre que douze des plus puissants clubs de football européens mettent leurs menaces à exécution et projettent officiellement de créer une « Super Ligue européenne » pour que le débat sur le football européen atteigne un sommet inégalé : celui de l’hypocrisie !
En tant que passionné de football, cette Super Ligue européenne ne reflète pas et ne reflètera jamais le football que j’aime, celui de l’attachement à un club, à des couleurs et à des valeurs. Je la rejette donc violemment. Mais l’avocat spécialiste de droit du sport que je suis se demande de qui on se moque quand on critique aussi publiquement et aussi unanimement ce projet.
Car cela fait bien longtemps que le « foot business » a été consacré, au plan européen, comme une norme indépassable.
Depuis des décennies, la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) rappelle en effet, arrêt après arrêt, que le football est devenu une activité économique comme une autre. Depuis des décennies, la FIFA et l’UEFA sont considérées juridiquement comme des « associations d’entreprises », les clubs de football comme des « entreprises » et les joueurs » comme des « travailleurs ».
L’arrêt Bosman est venu, en 1995, rappeler brutalement au monde du football qu’un joueur étant un travailleur comme un autre et qu’il avait le droit de circuler librement au sein de l’Union européenne. Contre l’avis de la FIFA et de l’UEFA, un « mercato » a donc pris forme qui passionne depuis lors à la fois les dirigeants de clubs, les supporters et les médias.
L’UEFA détient aujourd’hui un monopole de fait de l’organisation des compétitions de football au niveau européen. Mais ce monopole est-il juridiquement aussi incontestable qu’on veut bien le dire ?
La question se pose d’autant plus que la Commission européenne et le Tribunal de Première Instance de l’Union européenne ont, en réalité, quasi déjà donné leur feu vert à l’organisation d’une « Super Ligue européenne ».
Le 8 décembre 2017, la Commissaire européenne à la concurrence donnait effectivement raison à deux patineurs de vitesse néerlandais, le champion olympique Mark Tuitert et le champion du monde par équipe Niels Kerstholt, qui contestaient le règlement de la Fédération internationale de patinage (ISU) leur interdisant de participer à des épreuves organisées en dehors des compétitions « officielles ». Pour la Commissaire Margrethe Vestager, ce règlement enfreignait le droit européen de la concurrence.
Selon elle, les sanctions infligées par l’ISU aux patineurs « serv(ai)ent aussi à préserver ses propres intérêts commerciaux et empêch(ai)ent d’autres organisateurs de monter leurs propres événements ». Elle donna alors 90 jours à l’ISU pour mettre un terme à son « comportement illégal », faute de quoi elle aurait été mise à l’amende. Sans cacher son « espoir » de créer un précédent pour tous les autres sports. Elle n’aurait pas pu être plus claire.
L’affaire fut portée devant le Tribunal de Première instance de l’Union européenne, qui confirma la position de la Commission européenne dans un jugement du 16 décembre 2020. Comment dès lors ne pas penser que la décision prise pour les sports de glace ne serait pas valable pour le football ?
« Un système sans critère sportif d’accession qui réunit un club VIP de quelques puissants représente non seulement la négation du mérite sportif mais aussi un véritable danger pour le monde du football », a déclaré notre Ministre déléguée aux sports, Roxana Maracineanu.
J’invite notre Ministre à se pencher sur la réalité du « mérite sportif » auquel elle se réfère. Elle pourra alors constater que 14 clubs dominent les 5 championnats européens majeurs depuis 20 ans : la Juventus, l’Inter, l’AC Milan en Italie, le Real Madrid, Barcelone et l’Atletico Madrid en Espagne, le Bayern Munich et le Borussia Dortmund en Allemagne, Manchester City, Manchester United, Liverpool et Chelsea en Angleterre, ainsi que le PSG et Lyon en France.
Elle pourra aussi remarquer que, mis à part l’exploit de Porto en 2004, 8 de ces 14 clubs se partagent la Ligue des champions depuis 20 ans. Pas 12, mais 8.
Le « mérite sportif » dans le football de haut niveau n’existe plus. Il ne suffit plus de s’entraîner dur pour gagner. Il faut être riche, voire ultra-riche, pour construire des effectifs pléthoriques, composés de certains des meilleurs joueurs du monde, afin de concourir contre d’autres clubs ultra-riches aux effectifs pléthoriques également composés de certains meilleurs joueurs du monde.
Cette Super Ligue européenne existe donc déjà dans les faits.
On pourrait disserter longuement sur l’appétit financier des « 12 salopards du football européen » qui veulent créer la « Super Ligue européenne ». Mais prétendre que ces clubs seraient les « fossoyeurs » du football est tout simplement indécent.
Le football business a été instauré, construit brique après brique par l’UEFA, qui a modifié le schéma de ses compétitions pour, année après année, en améliorer la rentabilité au détriment de son intérêt sportif. Elle est aujourd’hui dessaisie de sa création et crie au voleur. A d’autres !
En réalité, la Super Ligue européenne cache d’autres enjeux. Car disons-le très clairement : si l’UEFA perd cette bataille, la prochaine sera perdue par les fédérations nationales. Qui à leur tour, à leurs différents niveaux nationaux, se verront contester le monopole de l’organisation de leurs différents sports par des acteurs privés.
Ce n’est donc pas le seul avenir de la Ligue des champions, de l’UEFA, voire du football qui se joue sous nos yeux. C’est celui de l’organisation du sport, de tous les sports, en Europe. Si elle devait voir le jour, aujourd’hui ou demain, la « Super Ligue européenne » pourrait être plus qu’une révolte d’une douzaine de clubs riches. Ce serait une véritable révolution.
Thierry Granturco est avocat aux Barreaux de Paris et de Bruxelles, spécialiste de droit du sport et des nouvelles technologies.
Il est actif dans le milieu du football professionnel depuis plus de 20 ans après avoir lui-même joué à haut niveau à l'Olympique Lyonnais (OL).
Il préside également le fonds d’investissement Dodécagone. Grâce aux bénéfices dégagés, il a également créé deux Fondations privées qu'il finance intégralement : l’une, Handynamisme, pour venir en soutien à des projets novateurs destinés à une population de personnes handicapées mentales ; et l’autre, la Fondation Philia, a été créée pour la défense de la cause animale.
Thierry GRANTURCO, avocat aux Barreaux de Paris et de Bruxelles