Le Haut représentant de l’Union pour les Affaires étrangères et la Politique de sécurité, Josep Borrell, a eu parfaitement raison, lors de la session plénière extraordinaire du Parlement européen, le 1er mars 2022, d’affirmer que l’agression russe contre l’Ukraine constituait « l’acte de naissance de l’Europe géopolitique ». Jamais en effet l'Europe, depuis la création de la toute première Communauté européenne en 1951, ne s’était à ce point montrée aussi unie, n’était-elle apparue autant utile et ne s’était-elle révélée aussi attractive, qu’à la suite de l’invasion des troupes russes en Ukraine.
Elle ne s’était en effet jamais montrée aussi unie qu’aujourd’hui, comme en témoignent les sanctions économiques sans précédent1, prises à l’encontre de l’agresseur russe, tout particulièrement contre le secteur bancaire2, lesquelles ont de plus été adoptées très rapidement par le Conseil (23 février 2022) et surtout avec l’appui de tous les États membres de l’UE, y compris l’Allemagne un temps réticente. Faute de pouvoir intervenir directement sur le terrain, les Vingt-sept ont également décidé à cette occasion de financer l’achat et la livraison (par voie terrestre) d’armes3 et de matériel militaire (y compris des avions de combat) à l’armée ukrainienne, le tout pour 450 millions d’euros, mais aussi d’interdire la diffusion dans l'UE de la « machine médiatique du Kremlin » (médias Russia Today et Sputnik).
Jamais non plus n’était-elle apparue aussi utile pour (enfin) montrer qu’elle pouvait être capable de s’imposer comme une véritable puissance internationale, au même titre que les États-Unis ou la Chine, avec lesquels elle a pourtant les moyens de rivaliser, principalement sur le plan économique4. Il lui reste donc maintenant à comprendre qu’elle aurait tout à gagner à se doter d'une défense commune, qui puisse être indépendante de l'O.T.A.N., comme d’ailleurs de toute autre organisation militaire, et à assurer autant que possible son indépendance énergétique, pour ne plus être tributaire d’autres pays (comme la Russie) dans ce domaine (en particulier pour le gaz, le pétrole ou le blé)..
À aucun moment de son histoire, elle ne s’était enfin révélée jusque-là aussi attractive, pour susciter encore et toujours de nouvelles demandes d’adhésion : après la Turquie (1999), la République de Macédoine du Nord (2005), le Monténégro (2010), la Serbie (2012), l’Albanie (2014), la Bosnie-Herzégovine (2016) et le Kosovo (pas encore de dépôt officiel), l'Ukraine a en effet souhaité rejoindre « sans délai » l’UE (27 février), sachant bien qui si elle en avait été membre, elle aurait été épargnée, ne serait-ce qu’en vertu de la « clause d’assistance mutuelle et de solidarité » prévue par le Traité (art.42§7 TUE5) ; elle a d’ailleurs aussitôt été suivie par la Géorgie (2 mars) et par la Moldavie (23 mars), portant à dix le nombre d’États candidats !
Même si ces trois derniers pays ont peu de chance de nous rejoindre rapidement, compte tenu de la nécessité de respecter les conditions de fond et de forme prévues par article 49 TUE, il s’agit là d’un échec de Poutine, qui espérait bien éloigner tous ces pays d’une Europe, qu’il déteste, autant qu’il la redoute…
N’en déplaise à tous ceux qui, en France ou dans d’autres pays, n’ont de cesse de critiquer la construction européenne accusée de tous les maux et qui sont d’ailleurs souvent les mêmes à considérer le dictateur russe comme un modèle, sinon comme un homme providentiel, l’Europe6 reste aujourd’hui le seul espace de paix et de liberté susceptible de permettre à ces peuples de s’émanciper et de vivre sereinement.
Jean-Louis Clergerie, Professeur émérite des Universités en Droit public – Titulaire de la Chaire Jean Monnet -Université de Limoges
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1. Interdiction de négocier la dette souveraine russe sur les marchés financiers européens et internationaux, interdiction d'accéder aux marchés des capitaux et aux services financiers de l’UE afin de limiter la capacité la Russie à se financer, fermeture de l'espace aérien européen aux avions russes, y compris les jets privés.
2. Ces nouvelles sanctions ciblent 70% du marché bancaire russe et les entreprises publiques : dès le 2 mars, blocage de transactions de la Banque centrale russe, exclusion de sept banques russes du système de messagerie Swift, Interdiction pour les Européens de participer à des projets cofinancés par le fonds souverain russe RDIF.
3. Pour la première fois que l'UE fournit des armes létales à un pays en guerre y compris des avions de chasse.
4. L'UE, qui présente en 2021 un excédent commercial de 217,9 milliards d'euros vis à vis des pays tiers, est en effet la première puissance commerciale du monde, même si elle reste derrière les États-Unis en matière d'importations, et derrière la Chine, son premier partenaire commercial, en matière d'exportations.
5.Demande soumise au Conseil de l’UE, puis avis de la Commission européenne, puis votes du Parlement européen et du Conseil de l'UE (à l’unanimité) ; respect des « Critères de Copenhague » (21 et 22 juin 1993) : économie de marché, règles environnementales et accepter « acquis » de l’UE.
6Pour bien comprendre cette Europe, qui n'est pas seulement le nom d'une jolie Princesse phénicienne qui a donné son nom à un continent, mais qui constitue également une réalité économique, culturelle et politique, cf. Jean-Louis Clergerie, "L'Europe des artistes et des écrivains", La « Sirène aux Yeux verts », 2022.