Le modèle universaliste français est-il menacé par la "cancel culture" ? Les réseaux sociaux sont-ils les nouveaux tribunaux ? La morale va-t-elle supplanter le droit ? Que peut le directeur juridique face au risque réputationnel ? Autant de questions débattues lors de la dernière édition des Débats du Cercle.
Dans le cadre de la 10ème édition des Débats du Cercle, qui s'est tenue le 1er juin 2022 au Grand Hôtel Intercontinental Opéra à Paris, une plénière consacrée au risque réputationnel lié à la culture "woke" a été l'occasion d'échanges entre une journaliste, une directrice juridique et un avocat, sous la houlette de Giuseppe de Martino, Co-Founder et CEO - Loopsider.
Qu'appelle-t-on la "culture woke" et d'où vient-elle ? Anne de Guigné, journaliste au Figaro et autrice de « Le Capitalisme woke : quand l’entreprise dit le bien et le mal » (La Cité), rappelle que le "wokisme", apparu il y a une dizaine d'années aux Etats-Unis, est dérivé du verbe anglais "to wake" ("se réveiller"), désignant littéralement le fait d'être conscient, en éveil face aux injustices subies par les minorités ethniques, sexuelles et religieuses.
Bien qu'associé à la lutte contre les inégalités sociales et raciales, ce terme est devenu péjoratif en France en raison de sa mutation "essentialiste", lié notamment au caractère très restrictif de la vision américaine de la diversité qui tend à réduire l'individu à trois critères : sa couleur de peau, son genre et son orientation sexuelle.
« La règle du droit s'est inversée »
Basile Ader, Président de la Commission ouverte Droit des médias et nouveaux médias du Barreau de Paris, observe que le wokisme, qui s'est d'abord matérialisé par un phénomène de la dénonciation sur les réseaux sociaux, a ouvert la voie à la radicalité, la simplification, le scandale.
Or, le droit s'invite quand il y a outrance : appels au boycott, injures, menaces, etc. « L'excès d'un côté provoque l'excès en retour », inversant ainsi la règle du droit.
Mais quel est l'impact de ce phénomène sur la bonne vie de l'entreprise ?
Besma Boumaza, Group General Counsel, Secretary of the board - Accor et membre du Cercle Montesquieu, se veut rassurante. Forte de son expérience dans les groupes internationaux, la juriste note que les valeurs que se choisit et que fait vivre l'entreprise s'appliquent dans chaque pays d'implantation, indépendamment des lois applicables, en matière de recrutement ou d'évolution de carrière notamment.
Anne de Guigné alerte toutefois sur le fait que certaines entreprises n'appliquent pas ce principe. Ainsi la mésaventure de Renault qui a modifié son logo sur Twitter aux couleurs du drapeau arc-en-ciel pour signifier son engagement en faveur de l'inclusion…. excepté dans certains Etats dans lesquels cette initiative risquait d'être mal accueillie, comme l'Egypte, la Turquie ou l’Indonésie. La sincérité de l'engagement de l'entreprise ainsi mise en doute, s'en est suivi un sévère "retour de bâton" sur les réseaux sociaux.
Les directeurs juridiques face au risque réputationnel
Comment éviter d'en arriver là ?
L'entreprise doit être « extrêmement vigilante sur les discriminations » sans pour autant « entrer dans la matrice du wokisme », selon la journaliste.
Cette opinion est partagée par Besma Boumaza : « faire du mieux qu'on peut » pour épouser les évolutions de la société sans jamais « faire de la lutte contre les discriminations un argument marketing », conseille-t-elle. « Ce n'est pas une souffrance mais une opportunité », constate la juriste, même si elle reconnaît que « le risque réputationnel est plus difficilement gérable que le risque juridique ».
Le rôle de conseil du directeur juridique tend ainsi à participer à l'intégrité de l'entreprise et ne relève aucunement de la morale. Anne de Guigné observe cependant que cette dernière a parfois tendance à supplanter le droit. Elle s'appuie entre autres sur l'exemple du groupe Total qui a dû se retirer de Birmanie en janvier 2022, cédant à la pression médiatique.
La journaliste déplore une « entrée en politique des entreprises », lesquelles n'ont pourtant pas pour fonction de prendre en charge l'intérêt général. Ce constat est partagé par Maître Adler, qui pointe toutefois la contrainte pesant sur les entreprises en la matière et qui les prive de tout choix.
Si les intervenants s'accordent sur la force du modèle universaliste français, la vigilance est de mise. Pour la journaliste du Figaro, la future directive sur le reporting extra financier sera une occasion de constater si les normes européennes subsistent face aux "dérives" américaines.
Ni politique, ni juridique, le wokisme est bien une notion culturelle sur laquelle il est difficile d'avoir prise...
Pascale Breton