Jean-Charles Savouré, Président d'honneur de l'AFJE et Directeur juridique IBM Europe, s'interroge sur le sens de la notion de "juriste international".
Juriste international : l’expression ne tient-elle pas de l’oxymore[1] ? Comment peut-on parler de juriste international alors que le droit est par nature attaché à un territoire ?
Quand, en droit privé, on parle de « droit international » (le DIP), c’est pour évoquer la problématique des conflits de lois et de juridictions. Et pourtant nul ne viendrait prétendre que c’est à ce périmètre que se réduit l’activité de ceux qui se disent juriste international.
Alors que faut-il entendre par cette notion ? Recruteurs et chasseurs de tête l’utilisent dans leurs annonces. Quant aux candidats à cette position, ils sont pléthore, attirés sans doute par le prestige du voyageur et la saveur de l’exotisme, mais également séduits par le goût de l’aventure et le désir de se frotter à d’autres environnements d’affaires.
Juriste collectionneur de miles, deal maker accroc des conférences téléphoniques, juriste « délocalisé », où se trouve le point commun ?
Parmi les nombreux enseignements qu’on peut tirer des témoignages de ce numéro, figurent deux points essentiels.
Le premier point, c’est que le juriste international est, dans la plupart des cas, un généraliste de la transaction. Ce qu’on exige de lui, c’est une supervision générale de l’opération, une capacité à assembler les contributions des divers spécialistes de droit local nécessairement consultés. Dans son acception la plus aboutie, le juriste international est un contributeur essentiel de la stratégie qui préside à la conclusion de la transaction. C’est un manager de projet.
Le second point, c’est que le juriste international doit savoir se mouvoir dans la complexité. La transaction internationale est par nature complexe car, le plus souvent, elle implique une combinaison de multiples disciplines juridiques dont le point commun est la technicité (financement, règles d’exportation, licences d’exploitation, fiscalité internationale etc.). Elle suppose en outre, également par nature, la maîtrise de règles et concepts qui se surajoutent ou se substituent à l’environnement juridique national supposé connu par le juriste. Ouvert sur le monde, capable de s’abstraire de son enracinement culturel, le juriste international est un professionnel recherché pour son aptitude à gérer à la fois le complexe et l’inconnu.
Ceci suffit-il à faire du juriste international une catégorie particulière de juriste ?
Oui sans doute si l’on considère que la « composante » déplacement géographique lui est inhérente. Mais, précisément, cette composante ne tend elle pas à s’estomper ? Les restrictions drastiques qui affectent aujourd’hui la politique de voyage des entreprises amènent à le penser. A cette évolution de caractère budgétaire, vient s’ajouter celle des outils technologiques qui font qu’aujourd’hui, le déplacement ne constitue plus, bien souvent, la condition nécessaire d’une bonne communication avec les autres parties prenantes.
Ainsi le juriste international devient-il aujourd’hui celui qui a la capacité de se déconnecter à la fois de son territoire d’origine pour ce qui touche aux règles applicables et du territoire de la transaction pour ce qui touche à son mode opératoire.
Cette caractéristique ne tend elle pas à s’étendre progressivement à l’ensemble des juristes d’entreprise ?
Rares sont aujourd’hui les entreprises qui peuvent prétendre pouvoir se développer dans les seules limites de l’hexagone. L’international est inhérent à la vie des affaires. C’est un lieu commun de le souligner. Le métier de juriste d’entreprise accompagne naturellement cette évolution et se pare désormais de nouvelles compétences, qu’il s’agisse notamment de la maîtrise de la langue anglaise (désormais si répandue qu’elle ne constitue plus un réel facteur de différenciation chez les jeunes juristes candidats à leur première embauche) ou de la capacité à comprendre les cultures juridiques étrangères.
Comment ne pas mentionner, par ailleurs, le développement des pratiques de délocalisation, auxquelles la fonction juridique d’entreprise n’échappe pas ? Qu’on le regrette ou non, la matière juridique tend aujourd’hui à se désunir du lieu d’établissement de celui qui la pratique. De nombreuses prestations qui étaient jusqu’à présent le lot quotidien des juristes « nationaux » opérant à partir du territoire d’implantation de l’entreprise peuvent, la technologie aidant, être réalisées par des juristes non établis sur le territoire national voire même, moyennant un bon niveau de formation aux pratiques et politiques de l’entreprise, par des professionnels d’autres nationalités.
Ainsi pourrait-on dire qu’aujourd’hui tout juriste d’entreprise, qu’il soit sédentaire ou nomade, et quelle que soit sa spécialité, est un juriste international et, s’il ne l’est pas déjà, a vocation à le devenir.
Vue sous cet angle, la fonction de juriste international serait, non plus un oxymore, mais une tautologie[2].
L’un des défis majeurs du juriste d’entreprise d’aujourd’hui est de savoir traiter de son sujet à partir de n’importe où. Tentons une analogie audacieuse : le juriste d’entreprise moderne n’est-il pas au droit ce que le cloud computing est à l’informatique ? A quand le cloud lawyering ?
Jean-Charles Savouré, Président d’honneur de l’AFJE et Directeur juridique IBM Europe
[1] Oxymore : figure de style qui réunit deux mots d’apparence contradictoire (ex. un silence éloquent).
[2] Tautologie : redondance sémantique qui consiste à attribuer à une chose une qualité contenue dans la définition du mot (ex. « prévenir d’avance »)
A propos
Cet article provient du numéro 13 de Juriste Entreprise Magazine (JEM), magazine de l'Association Française des Juristes d'Entreprise (AFJE) dont le dossier spécial est consacré à la mondialisation..
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