LOPPSI 2 : un objectif sécuritaire au détriment des libertés individuelles, selon Christiane Féral-Schuhl

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Christiane Féral-Schuhl, Avocat Associé de Feral-Schuhl / Sainte-Marie, nous livre son point de vue sur  la loi d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure dite "LOPPSI 2" votée, en première lecture, par le Sénat le 10 septembre 2010.

Pouvez-vous nous rappeler les objectifs de la LOPPSI 2 ?


ll faut distinguer les objectifs annoncés qui s’inscrivent dans la succession des réformes du dispositif pénal (pas moins de vingt quatre lois en vingt ans !) et les effets pervers inéluctables que la Loi aurait/aura.

LOPPSI 2 affiche plus particulièrement une volonté de  lutte contre les nouvelles formes de délinquance et de cybercriminalité. Le texte consacre ainsi pas  moins de six chapitres – sur 15 ! – exclusivement aux moyens mis en œuvre pour renforcer d’une part, la protection des mineurs confrontés à l’inflation des sites de pédopornographie, d’autre part, la sécurité des personnes et des biens avec notamment un assouplissement des conditions d’installation et de mise en œuvre de la "vidéoprotection". Le délit d’usurpation numérique  vient compléter le nouvel arsenal, permettant d’ériger en infraction le "phishing" , cette technique qui consiste à inciter par mail les internautes à se connecter à un site, copie souvent parfaite d’un site connu, pour lui soustraire des informations confidentielles, par exemple ses coordonnées bancaires.

Sur le terrain de la procédure pénale, les investigations des autorités chargées d’enquête seraient  facilitées notamment par des logiciels espions et la constitution de nouveaux fichiers de police. Concrètement, il serait possible de capter et de conserver l’historique de navigation permettant de retrouver les sites consultés et même les contenus non enregistrés. Ces pratiques nous rapprochent dangereusement de "Big Brother" !

Quels enseignements peut-on tirer du vote de la loi ?


Ce texte qui avait suscité tant d’inquiétude, lors de son vote devant l’assemblée nationale en février dernier, n’a presque pas soulevé de commentaires alors que l’on observe un recul des libertés individuelles au profit de la sécurité. On peut s’en étonner car l’objectif  sécuritaire recherché a souvent été atteint au détriment de mesures visant à mieux préserver la vie privée, même si, dans certains cas, les débats parlementaires et le travail des commissions ont permis de renforcer certaines garanties protectrices des libertés individuelles. Pour exemple, la vidéosurveillance – désormais rebaptisée "vidéoprotection" pour tenir compte précisément de la dimension sécuritaire recherchée : elle vise à protéger et non à surveiller !  –  peut être plus largement mise en œuvre sur la voie publique puisque le texte ouvre cette possibilité aux entités privées, à certaines conditions.  Autre exemple, la comparution d’un prévenu par visioconférence se banalise puisqu’elle devient possible devant le tribunal correctionnel "avec l’accord du procureur de la République et de l’ensemble des parties". Elle peut même s’imposer au prévenu lorsqu’il doit être statué sur son placement en détention provisoire si  "son transport paraît devoir être évité en raison des risques graves de troubles à l’ordre public ou d’évasion". En d’autres termes, l’actualité judiciaire et politique ont amené à ce que soient éludés les débats de fond sur un texte susceptible de mettre en cause nos libertés individuelles.

De nombreuses dispositions ont été contestées par exemple sur le filtrage des sites, qu’en est-il après ce vote ?


Le texte prévoit qu’en matière de pédopornographie, les FAI doivent empêcher sans délai l'accès des services de communication au public en ligne dont les adresses lui ont été notifiées par l'autorité administrative. Dans sa version antérieure, il était prévu que la notification faite par l'autorité administrative serait précédée de l'accord de l'autorité judiciaire. Ce contrôle judiciaire a été supprimé par un amendement adopté mercredi 8 Septembre par le Senat, le texte dans sa dernière version prévoyant que le champ d'intervention de l'autorité administrative serait néanmoins limité aux sites présentant un caractère "manifestement" pédopornographique. Malgré cette dernière précision, cette obligation à la charge des FAI marque un revirement significatif par rapport au régime d’irresponsabilité de principe dont ils bénéficient dans la loi pour la confiance dans l’économie numérique (Lcen, art. 9.1). Pour mémoire, plusieurs actions judiciaires en responsabilité ont été engagées à l’encontre des FAI en raison de leur rôle de transporteurs de contenus illicites ces quinze dernières années. La jurisprudence a consacré à leur profit  la théorie du "tuyau", c'est-à-dire leur neutralité au regard des contenus véhiculés. On observe donc un revirement de position puisque déjà la loi du 12 mai 2010 (art. 6) sur les jeux d’argent et de hasard en ligne a prévu, à la charge des FAI, une obligation de filtrage à la demande de l’ARJEL (Autorité de Régulation des jeux en ligne), après contrôle judiciaire. La LOPPSI 2 s’inscrit dans la même voie mais un pas de plus est franchi. Il n’y a même plus de contrôle judiciaire par un juge indépendant.

Cette évolution est préoccupante.

L'examen des pratiques nées de textes initialement limités à certaines hypothèses restrictives, ensuite étendues, m’amène à craindre que la protection de l’enfance ne soit qu’un prétexte à ouvrir une boîte de Pandore.
L’examen en seconde lecture devant l’Assemblée Nationale puis le Sénat devrait laisser le temps au législateur de prendre conscience des atteintes aux libertés individuelles induites par ce texte et d’adopter les mesures de rééquilibrage qui s’imposent.


Christiane Féral-Schuhl
Avocat associé
Candidate au Bâtonnat


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