La chambre sociale de la Cour de cassation a reconnu à l'employeur la possibilité de s'exonérer de sa responsabilité en démontrant son respect des diligences exigées par la loi. Décryptage par Sylvie Gallage-Alwis et Marie Adélaïde Dumont, Avocats à la Cour, Hogan Lovells (Paris) LLP.
Dans un arrêt du 25 novembre 20151 qui a déjà fait couler beaucoup d'encre, la chambre sociale de la Cour de Cassation a expressément reconnu à l'employeur la possibilité de s'exonérer de sa responsabilité en démontrant son respect des diligences exigées par la loi. Elle indique ainsi, dans un attendu de principe : "Mais attendu que ne méconnait pas l'obligation légale lui imposant de prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs, l'employeur qui justifie avoir pris toutes les mesures prévues par les articles L. 4121-1 et L 4121-2 du Code du travail."
Parmi tous les commentaires publiés sur cet arrêt, on peut en citer deux qui sont d'une particulière pertinence. Les Conseillers référendaires de la Cour de cassation, tout d'abord, ont souligné l'importance et la clarté de l'avancée jurisprudentielle constituée par cet arrêt dont "la valeur normative [est] la plus élevée" et qui pose le principe selon lequel "le résultat attendu ou exigible n'est plus l'absence de toute atteinte à la santé physique et mentale du travailleur, mais la mise en œuvre par l'employeur des mesures propres à assurer la sécurité et protéger la santé de celui-ci, mesures fixées par certaines dispositions réglementaires spécifiques mais également énoncées par le législateur dans l'article L. 4121-1 du code du travail."2
Une note de la Cour de cassation, ensuite, permet de confirmer que "la Cour de cassation apporte un assouplissement notable au régime juridique de l'obligation de sécurité de l'employeur", ajoutant que "cette obligation générale de sécurité impose à l'employeur la mise en œuvre d'actions de prévention des risques professionnels et de la pénibilité au travail, d'information, de formation ainsi qu'une organisation de travail et des moyens adaptés (…)". Elle conclut dans des termes dénués de toute ambiguïté : "l'apport normatif de l'arrêt réside donc dans la possibilité pour l'employeur, désormais, de s'exonérer de sa responsabilité en démontrant avoir tout mis en œuvre pour éviter les risques et protéger ses salariés (…). Le résultat attendu de l'employeur est précisément la mise en œuvre de tous les moyens de prévention des risques professionnels (…)."3
Sans revenir sur les faits de cette affaire, on comprend que la Cour de cassation s'est enfin lassée de voir des employeurs qui ont pris des mesures pour protéger leurs salariés, condamnés malgré tout lorsque, malheureusement, alors même que tout a été mis en œuvre pour qu'un incident ne survienne pas, ce dernier survient. La Cour de cassation accepte, qu'en pratique, le risque zéro n'existe pas.
Cette jurisprudence, saluée par l'ensemble de la doctrine, viendra sans nul doute bouleverser la jurisprudence relative à l'exposition à un risque et plus précisément, l'actuelle jurisprudence relative au préjudice d'anxiété lié à une exposition à l'amiante que beaucoup espèrent étendre à d'autres substances. Elle viendra également alléger le sort des employeurs dans le cadre de recours en faute inexcusable formés à la suite du développement de maladies des décennies après l'utilisation d'une substance.
Si la Cour de cassation revient de loin c'est qu'elle avait anéanti toute échappatoire quand elle décida, à compter d'arrêts du 28 février 20024, qu'il ne suffisait plus pour un employeur de respecter la réglementation mais qu'il lui fallait aussi prophétiser son évolution. Seul l'employeur-devin qui aurait eu conscience du danger et pris les mesures nécessaires, y compris au-delà des prescriptions prévues par le législateur, pouvait être déchargé de sa lourde responsabilité. Le 11 mai 20105 , la Cour de cassation considéra par ailleurs qu'une personne qui n'est pas malade, peut être indemnisé parce qu'elle craint de potentiellement le devenir, semblant ne laisser à l'employeur, pour seul échappatoire, une cause d'exonération extérieure telle la force majeure, alors que l'utilisation de la substance en cause (l'amiante) était légale.
Sans remettre en cause l'obligation générale de sécurité, la Cour de cassation consacre donc, le 25 novembre 2015, un processus jurisprudentiel correctif et précédemment amorcé par les arrêts Fnac6 et Areva7 de 2015, introduisant même, pour certains, une nouvelle obligation de moyen renforcé remplaçant l'obligation de sécurité en vigueur jusqu'à présent.
Reste à s'interroger sur les preuves que les employeurs devront apporter afin de démontrer que leur responsabilité ne peut être engagée. Il ne faut en effet pas oublier qu'en matière de préjudice d'anxiété comme de faute inexcusable, une présomption de manquement pèse, selon une jurisprudence majoritaire, sur l'employeur. Il est donc indispensable de ne pas se contenter de démontrer que les demandeurs n'apportent pas de preuves tangibles d'un manquement, ces derniers se contenant souvent de produire des témoignages croisés entre demandeurs. L'employeur ne pourra se défendre utilement qu'en faisant une démonstration convaincante de son respect de la réglementation. La Cour de cassation l'ayant dispensé d'anticiper la réglementation future, il devra prouver le respect de la réglementation passée, parfois très ancienne.
En matière d'amiante et avant son interdiction définitive à compter du 1er janvier 19978, l'employeur doit par exemple démontrer son respect des prescriptions posées par le Décret du 17 août 19779. Ainsi, l'employeur devra essayer de prouver que des mesures d'empoussièrement ont été mises en œuvre. Les rapports des études des organismes indépendants intervenus régulièrement seront des pièces décisives. D'autres documents tels que les rapports du médecin du travail sont également pertinents, comme le seraient des photographies du site. Le respect des normes et degrés d'exposition ainsi que le suivi des conseils du médecin de travail doivent absolument être documentés pour tous les types de substances et ingrédients.
En outre, l'employeur devrait pouvoir attester de la présence de dispositifs d'aération et de systèmes de dépoussiérage sur les lieux de travail ainsi que de la fourniture d'équipement de protection individuelle lorsque ceci est requis. Ici, les rapports du Comité d'Hygiène, de Sécurité et des Conditions de Travail ("CHSCT") mentionnant de tels aménagements seraient convaincants, tout comme pourraient l'être des factures d'achat par exemple.
L'employeur ayant aussi l'obligation de remettre des consignes écrites à toute personne affectée aux travaux liés à l'amiante, il est judicieux de conserver tout document permettant de démontrer le respect de cette obligation. Une énumération non exhaustive de ces documents inclut les notices d'information qui ont pu être visibles près des postes de travail, tout tract d'information ou support pédagogique qui aurait été diffusé au sein de l'entreprise.
On remarque que toutes ces pièces relatives à la gestion de la sécurité sur le site mais aussi de la protection de l'environnement seront utiles et même vitales dans tous les dossiers liés à l'amiante et à tout autre substance pouvant générer un risque potentiel des décennies plus tard. Il convient donc de ne pas respecter les prescriptions souvent inadaptées en matière de conservation des documents et de garder pour une durée indéfinie les documents relatifs aux conditions de travail et à l'environnement.
Les industriels devraient par ailleurs documenter plus avant toutes les mesures prises en interne, les réponses apportées aux demandes des salariés ainsi que toutes les études d'impact (médicales ou environnementales) entreprises. Une organisation minutieuse, même si elle est mise en place à compter d'aujourd'hui uniquement, ne manquera pas d'être utile pour les contentieux de demain.
L'augmentation de la durée de vie, du nombre d'actions menées par des associations de victimes et par le Gouvernement, même en l'absence de certitudes scientifiques, et des incertitudes croissantes quant aux maladies pouvant être développées plusieurs années après le départ du salarié du fait d'une exposition simple ou d'une multi-exposition, doivent être prises en compte lors de la gestion d'un site mais également dans la mise en œuvre d'une stratégie de défense. L'arrêt du 25 novembre 2015, s'il ouvre une porte de sortie pour les employeurs en leur permettant de démontrer leur respect de la réglementation, augmente cependant la pression sur les équipes chargées d'assurer ce respect, les forçant à parfaitement documenter et conserver la preuve des mesures prises. A défaut, les employeurs ne pourront plus se plaindre de faire face à une jurisprudence sans issue pour eux. Ils ne pourront que se reprocher de n'avoir pas su anticiper les contentieux futurs.
Sylvie Gallage-Alwis et Marie Adélaïde Dumont, Avocats à la Cour, Hogan Lovells (Paris) LLP
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NOTES :
1;Cass., Soc., 25 novembre 2015, "Air France", pourvoi n° 14-24.444
2.P. Flores, S. Mariette, E. Wurtz & N. Sabotier, Chronique de jurisprudence de la Cour de Cassation, D. 2016, p. 144
3.Mensuel du Droit du Travail, Novembre 2015, n° 70
4.Cass., Soc., 28 février 2002, pourvoi n° 00-11.793
5.Cass., Soc., 11 mai 2010, pourvois n° A 09-42.241 à T 09-42.257 et B 08-44.952 à V 08-45.222
6.Cass. Soc, 5 mars 2015, pourvoi n° 13-26321
7.Cass. Soc., 22 octobre 20015, pourvoi n° 14-20173
8.Décret n° 96-133 du 24 décembre 1996 relatif à l'interdiction de l'amiante, pris en application du code du travail et du code de la consommation, entré en vigueur le 1er janvier 1997
9.Décret n° 77-949 du 17 aout 1977 relatif aux mesures particulières d'hygiène applicables dans les établissements où le personnel est exposé à l'action des poussières d'amiante