Frank Valentin, Associé au sein du cabinet Altana nous livre son analyse de la loi d'urgence adoptée le 22 mars 2020 concernant la chronologie des médias et les règles encadrant les délais à respecter pour l'exploitation des œuvres cinématographiques selon les modes de diffusion. Il compare aussi la situation française à ce qui se fait aux Etats-Unis en la matière.
Le 22 mars 2020, l’Assemblée Nationale a adopté en 2ème lecture une loi d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19.
Parmi l’ensemble des mesures votées par le Parlement, l’article 17 (11 dans le projet de loi) prévoit des modalités d’adaptation exceptionnelles de la chronologie des médias, ces règles encadrant l’ordre et les délais à respecter pour l’exploitation des oeuvres cinématographiques sur les différents modes existants de diffusion.
Elle vise à protéger les salles de cinéma de la concurrence des autres canaux de distribution, en leur réservant la première exploitation des oeuvres et prévoit, à ce titre, un calendrier de diffusion des oeuvres audiovisuelles.
Aux termes des articles L. 231-1 et L. 233-1 du Code du cinéma et de l’image animée, ainsi que de l’accord du 6 septembre 2018 entre les chaînes de télévision, les ayants droit et les organisations professionnelles de l’industrie cinématographique (étendu par accord du 29 janvier 2019), plusieurs délais doivent être respectés afin de diffuser une oeuvre cinématographique à la suite de sa sortie nationale en salles :
- 4 mois pour la VOD à l’acte ;
- 6 à 8 mois pour les services de télévision payants de cinéma ayant conclu un accord éligible ;
- 17 mois pour la VOD par abonnement (services ayant conclu un accord éligible, portant notamment engagements de diffusion et financiers) ;
- 19 à 22 mois pour les services de télévision en clair et les autres services de télévision payants ;
- 28 ou 30 mois pour les autres services de VOD par abonnement ;
- 42 à 48 mois pour les services de VOD gratuits.
La fixation d’un délai inférieur est subordonnée à la délivrance par le CNC d’une dérogation, prenant notamment en compte les résultats d’exploitation de l’oeuvre cinématographique en salles. Cette dérogation ne peut en principe avoir pour effet de réduire le délai de plus de quatre semaines.
Or, le 16 mars, avant les débats parlementaires, Canal+ avait annoncé diffuser immédiatement ses programmes, notamment cinématographiques, en clair et ce jusqu’au 15 avril prochain, en signe de solidarité avec les Français confinés. En agissant ainsi, la chaîne cryptée a fait fi de la chronologie des médias, plaçant les chaînes gratuites en clair et autres chaînes payantes dans l’embarras. Celles-ci ont en effet acquis à grands frais les droits de diffusion des films pour la première fois en clair à la télévision dans le délai précité de 19 à 22 mois.
Le CSA s’est contenté d’un communiqué, le 20 mars dernier, indiquant que cette opération «de nature à altérer l’équilibre entre les chaînes payantes et les chaînes gratuites» devait être nécessairement limitée. Canal + a ainsi pris la décision de cesser son offre au 31 mars.
Aussi, face à l’épidémie de Covid-19 qui frappe la France, et plus largement le monde, depuis plusieurs mois, l’article 17 de la loi d’urgence vise à réduire à titre exceptionnel les délais précités par décision du président du CNC pour les oeuvres cinématographiques qui faisaient encore l’objet d’une exploitation en salles de spectacles au 14 mars 2020.
Cette dérogation peut donc concerner pas moins d’une soixantaine de films, sortis en France à cette date, dont des productions américaines telles que « En avant » de Disney-Pixar, « The Invisible Man » d’Universal, ou les récentes oeuvres à l’affiche de Gabriel Le Bomin, « De Gaulle », et de Martin Provost, « La Bonne Épouse ».
S’agissant des films destinés aux salles et non diffusés au moment de la fermeture des cinémas, le CNC a annoncé avoir lancé une concertation avec toute la filière du cinéma et de l’audiovisuel afin de réfléchir aux modalités de mise à disposition du public sous forme de VOD à l’acte ou de DVD/Blu-Ray, sans que les bénéficiaires des aides à la production ne soient contraints de les restituer.
Selon le CNC, cette dérogation ne concernera que l’exploitation sous forme de VOD à l’acte ou de DVD/Blu-Ray. Les nouvelles mesures adoptées ne concerneront donc pas les services de streaming, qui devront nécessairement respecter les délais précités.
Le président du CNC a déclaré ce 20 mars que les demandes de dérogation seraient examinées au cas par cas. La délivrance de la dérogation supposera une demande en ce sens du titulaire des droits et l’instruction de chaque demande sera menée en concertation avec les représentants de la filière cinématographique.
A l’ère du streaming et à l’aube de l’arrivée en France de Disney +, initialement prévue le 24 mars, mais reportée au 7 avril sur demande du gouvernement français notamment pour prévenir la saturation des réseaux, la Fédération Nationale des Cinémas Français insiste sur la nécessité de prendre des mesures avec « discernement sans jamais obérer l’avenir des salles de cinémas ». Dans ce cadre, la FNCF a déclaré organiser très bientôt une réunion avec les distributeurs et éditeurs films.
Aux États-Unis, certains distributeurs ont d’ores et déjà commencé à accélérer les sorties de leurs films en VOD avec le soutien des propriétaires de salles afin de « proposer quelque chose à regarder chez soi pendant cette période de crise », selon John Fithian, président de la National Association of Theatre Owners, les propriétaires de salles de cinéma.
Ces derniers doivent en effet faire face à la fermeture des 5.400 salles de cinéma présentes sur le territoire américain, laissant ainsi 150.000 professionnels de l’industrie en congé. C’est notamment pour cette raison que les propriétaires de salles obscures en ont appelé au Congrès ainsi qu’à la Maison Blanche afin d’obtenir des aides financières.
Si les propriétaires de cinémas comprennent l’accélération des délais de sortie numérique, sans qu’il y ait eu à légiférer, l’association des propriétaires de salles n’a toutefois pas hésité à critiquer des décisions isolées, comme celle d’Universal pour son film « Trolls World Tour », de publier directement en numérique, violant ainsi la chronologie des médias sans en informer leurs partenaires de l’industrie. Mais la profession se montre rassurante sur l’avenir des salles de cinéma à la fin du confinement. Selon elle, la majorité des studios qui a retardé les sorties en salles proposera à nouveau du contenu dans les cinémas, en ce compris les films différés en raison du confinement.
Beaucoup tablent en réalité sur un calendrier de sortie rétabli dès le second semestre 2020 qui permettrait aux productions en cours de sortir en salles, concomitamment aux films dont les sorties ont été différées. Mais c’est peut-être compter sans l’accélération mondiale de l’épidémie et les mesures de confinement généralisées que pourrait prendre le Président américain dans les prochains jours.
Frank Valentin, Associé, Altana