Tribune d'Eric Gardner de Béville, juriste, recruteur et consultant en Juridique Opérationnel, basé à Madrid.
Dans nos campagnes, du bocage normand à la plaine picarde, en passant par la forêt orléanaise, le paysan français sait bien que « dans le cochon, tout est bon ». Les citadins qui ont lu Babe de Dick King-Smith -ou vu le film à succès de Chris Noonan-, savent bien que le dicton français exprime une vérité de bon sens. Plus compliquée et sournoise est la satire Animal Farm de George Orwell. Dans ce livre où les cochons sont aussi à l’honneur, l’écrivain anglais caricature Staline en croquant un porcin dictateur qu’il a machiavéliquement dénommé Napoléon. Le fantôme de Wellington arpente la plaine de Waterloo.
La décision du « Cartel des Cochons », ou cartel du jambon, de l’Autorité de la Concurrence (ADLC), en date du 16 juillet 2020, pourrait être l’épilogue de cette « trilogie des cochons ». En effet, il s’agit d’une œuvre théâtrale rocambolesque mettant en scène des entreprises de renommée nationale et internationale qui pour gagner quelques sous ont bafoué les règles de concurrence, abusé l’éthique commerciale et giflé les consommateurs qu’ils sont sensés nourrir et servir.
Un feuilleton juridico-financier digne des meilleures séries Netflix
Vingt-trois sociétés condamnées à un total de 93 millions d’Euros d’amendes, parmi lesquelles Madrange, Aoste, Brocéliande, Intermarché/Les Mousquetaires, Fleury Michon, Salaisons Celtiques, Cooperl Arc Atlantique, Campofrio, Nestlé, Roullier, Savencia. Faux carnets, rendez-vous clandestins, appels téléphoniques secrets, documents détruits ; un « whistle-blower » (lanceur d’alerte) ; deux demandeurs de clémence ; une cinquantaine d’entreprises concernées par l’enquête ; vingt-trois mois de collecte de pièces et témoignages entre 2012 et 2014; une décision détaillée de l’ADLC de 254 pages.
Les auteurs et acteurs du cartel du jambon sont coupables et condamnés pour avoir mis en place des ententes concernant « à la fois l’amont, c’est-à-dire les relations des industriels avec les abatteurs qui fournissaient la matière première, et l’aval, c’est-à-dire les relations avec leurs clients de la grande distribution ». Les trois griefs de l’ADLC portaient sur des ententes sur la variation du prix d’achat, la concertation sur les demandes de hausses de prix des distributeurs et l’entente sur les réponses aux appels d’offres des enseignes de la grande distribution.
« En échangeant secrètement sur les positions à adopter avant leurs négociations, les industriels de la charcuterie ont imposé un mode d’organisation se substituant au libre jeu de la concurrence et qui enlevait aux intéressés toute incertitude sur le comportement de leurs concurrents », dénonce l’ADLC.
Avantages et limites de la procédure de clémence
Si Clémence est un beau et doux prénom français, en matière de droit de la concurrence il faut savoir manier avec précaution la « procédure de clémence » qui permet en théorie d’espérer éviter la foudre de l’ADLC. En l’espèce, le groupe espagnol Campofrio (propriétaire des marques Aoste et Jean Caby) avait soumis deux demandes de clémences à l’ADLC. Peu après le groupe Coop (actionnaires de filiales fournissant des MDD -marques de distributeurs) a également enregistré une demande de clémence.
L’ADLC refuse d’accorder au premier demandeur de clémence le bénéfice de l’exonération totale de sanctions au motif que « le groupe Campofrio avait omis d’informer les services d’instruction de la tenue d’une réunion anticoncurrentielle à laquelle il avait participé en avril 2013, et, partant, manqué à son obligation de coopération ». L’ADLC lui inflige une sanction de 1 million d’euros. En revanche, concernant le deuxième demandeur, l’ADLC fait application de la possibilité, dite « clémence Plus », d’accorder une exonération supplémentaire aux entreprises pouvant prétendre à une exonération partielle.
En résumé, l’ADLC a estimé que Campofrio « a partiellement failli à ses obligations et ne peut, partant, bénéficier de l’exonération totale de sanction », Pour Coop, l’ADLC estime que compte tenu « de la qualité toute particulière de sa contribution à l’instruction, (…) de sa coopération active tout au long de l’instruction de l’affaire et du degré de valeur ajoutée des pièces apportées, il lui est ainsi accordé une réduction de 50 % sur la sanction pécuniaire encourue pour la première période courant du 8 avril 2010 au 28 septembre 2012 » et « une exonération totale d’amende sur la sanction pécuniaire encourue pour la deuxième période courant du 29 septembre 2012 au 30 avril 2013 ».
Consommateurs-victimes face aux industriels-coupables
Dans cette affaire du cartel des cochons, les vraies victimes ont été la concurrence en général et les consommateurs en particulier qui ont dû, in fine, payer le prix plus élevé résultant des ententes des fabricants de charcuterie qui faisaient pression à la fois sur leurs fournisseurs et sur leurs acheteurs.
L’enseigne de la grande distribution qui participait aux ententes « en amont » pour faire réduire les prix d’achat de matière première fabriquait ensuite la charcuterie sous ses marques de distributeur. En revanche, les autres marques de fabricants étaient vendues aussi dans cette enseigne au même prix grosso modo que chez les autres enseignes. Les prix de ces autres marques étaient des prix de marché plus haut puisque faussé par les entraves à la concurrence, privant là aussi les consommateurs du meilleur prix que le vrai jeu de la concurrence aurait permis d’établir.
A noter également que les abattoirs de la région parisienne ont aussi été lourdement victime des ententes des fabricants, car la saisissante à l’origine de la procédure contre le cartel du jambon est l’unique abattoir porcin d’Île-de-France. Selon elle, « les autres abattoirs de la région parisienne ayant subi les ententes et la concurrence déloyale qu’elle entend faire cesser (…) par la présente requête, ont tous disparu ».
Faut-il des sanctions pénales et de prison comme aux Etats-Unis ?
Apple condamné, en 2018, par l’ADLC à 1.100M€ d’euros d’amendes pour entente anti-concurrentielle ; condamnation du cartel des produits d'entretien et d'hygiène pour 951,2M€ ; du cartel des transporteurs de colis pour 672,3 M€ ; celui de la téléphonie mobile pour 534M€ ; des banques pour 384,9 M€ ; des lessiviers, du lino, de la farine, des produits laitiers ; la liste est longue, sans compter les condamnations records par la Commission de Bruxelles, par exemple le cartel des constructeurs de camions (2.926M€) ou celui des opérateurs de change au comptant (1.070M€).
En France, comme au niveau de l’Union Européenne et des pays individuels qui la forment, les sanctions pour entente anti-concurrentielle sont exclusivement civiles et pécuniaires. Il en résulte que le condamné est la personne morale même si le ou les responsables et coupables sont les personnes physiques. Lorsqu’une société est condamnée pour entente illicite, c’est son image de marque qui est ternie, ses employés (tous) qui sont montrés du doigt, et ses actionnaires qui sont pénalisés lorsqu’il y a une baisse du cours en bourse. Les sanctions, directes et indirectes, touchent un ensemble de personnes qui sont totalement étrangères à la violation commise. La grande majorité est ici victime des actions illégales d’une infime minorité.
Aux Etats-Unis la situation est bien différente : les lois Sherman (1890), Clayton (1914) et Robinson-Patman (1936) sont le trépied de la politique anti-trust fédéral. Les textes sanctionnent les pratiques et les personnes. Le cas de Keith Packer est sans doute l’exemple le plus célèbre. Britannique, employé de British Airways, il gère l’entente d’autres transporteurs cargo, notamment Air France-KLM. En Europe, cela s’est traduit par des amendes en 2010 ; le Département de la Justice américain a été bien plus dur. Keith Packer a été condamné à neuf mois dans le pénitencier de Pensacola, en Floride.
Les dirigeants complotistes qui, en Europe, se disent que « le jeu en vaut la chandelle », estimant par là que la sanction pécuniaire ne les touche pas et qu’elle peut « valoir la peine » parce qu’elle sera inférieure aux bénéfices tirés de l’entente, y réfléchissent à deux fois lorsqu’ils sont sur le sol américain. La solution ne consiste pas simplement à « copier » les Américains, mais la France et L’Union européenne pourraient se repencher sérieusement sur le principe de sanctionner les coupables et protéger les innocents.
Eric Gardner de Béville, juriste, recruteur et consultant en Juridique Opérationnel, basé à Madrid