Tribune de Jean-Louis Clergerie Professeur émérite de Droit public – Université de Limoges.
Depuis quelques années, il ne fait aucun doute que le populisme[1] gagne progressivement un peu partout du terrain et pas seulement en Europe, où plusieurs de ses représentants sont déjà présents dans les gouvernements de sept Etats sur vingt-sept[2], et ce particulièrement depuis la crise financière, économique et sociale de 2008.
Des populistes ont également réussi à accéder au pouvoir dans un certain nombre de pays extérieurs à l’UE (Royaume-Uni avec Boris Johnson, Etats-Unis avec Donald Trump, Russie avec Vladimir Poutine, Brésil avec Jair Bolsonaro, Turquie avec Recep Erdogan, Philippines avec Rodrigo Duterte).
Les populistes qui pour l’essentiel partagent le plus souvent les mêmes idées et ont les mêmes ennemis dans l’ensemble de ces Etats, ne s’en réfèrent pourtant pas moins à des idéologies et à des pratiques politiques différentes.
Olivier Guez, prix Renaudot 2017, estime pour sa part que « le populisme est une réaction à la mondialisation » et qu’en France « tout est populiste : le Rassemblement National (RN), La France Insoumise (LFI), les médias comme BFM TV, les réseaux sociaux ». Les « gilets jaunes», qui se prétendaient le plus souvent apolitiques et se réclamaient du populisme, n’en rejetaient pas moins les soutiens d’où qu’ils puissent venir.
Voyons tout d’abord comment définir ce courant qui ne date d’ailleurs pas d’aujourd’hui[3]. Il nous restera ensuite à tenter de le situer au sein de l’échiquier politique.
I - Pour la plupart des observateurs, il serait avant tout d’une attitude politique qui consiste à diviser la société en deux entités bien distinctes que tout semble séparer, avec comme l’explique Jean-Yves Camus, directeur de l'Observatoire des radicalités politiques à la Fondation Jean-Jaurès, " d’un côté les élites, dévoyées et corrompues, qui seraient en opposition au 'peuple', considéré comme une seule entité et qui aurait la prescience de ce qui est bon pour lui". Une telle dichotomisation de la société aboutirait donc à une opposition irréductible entre « ceux d’en bas », qui seraient victimes du mépris de « ceux d’en haut ». Les « populistes » s’arrogeant le droit de se présenter comme les seuls porte-parole de ce « peuple », considéré comme une entité homogène et totalement idéalisée, qu’il resterait d’ailleurs à définir ! D’où le rejet de tout ce qui n’en ferait pas partie, qu’il s’agisse bien entendu des élites, qu’elles soient politiques, institutionnelles (justice, médias…), syndicales, économiques et financières, ou bien sûr intellectuelles, ainsi que des minorités, comme les immigrés, les étrangers (particulièrement roms, arabes ou juifs, qu’ils soient d’ailleurs ou non français)[4], quand ce ne sont pas les femmes ou les membres de la communauté LGBT ! Pour le politologue allemand Jan-Werner Müller "l'essence du populisme, c'est l'anti-pluralisme" et que "premièrement, tous les autres partis sont illégitimes, corrompus, ‘tous pourris'. Deuxièmement, les citoyens qui ne les soutiennent pas politiquement n'appartiennent pas à ce ‘peuple vrai’ ». Ce qui pour l’historien français Pierre Rosanvallon conduirait les gouvernements populistes à "l'exacerbation du pouvoir majoritaire", à la "simplification des institutions démocratiques" voire même à "l'éjection de la démocratie". Pour Mark Leonard, cofondateur et directeur du Think Tank Conseil européen des relations étrangères (ECFR), ces mouvements sont avant tout « nationalistes anti-européens ». L’Europe « de Bruxelles », totalement coupée des peuples auxquels elle couterait très cher, ultra libérale et dont les frontières seraient ouvertes à tous les immigrés du monde, constituerait en effet pour eux la cause de tous les maux.
Autre caractéristique du populisme, le simplisme des remèdes préconisés par ses partisans pour en finir avec la soi-disant domination, qu’exerceraient ces élites sur le peuple par l’entremise des corps intermédiaires qui leur seraient totalement dévoués. Le « referendum d’initiative populaire »[5], organisé à l'initiative d'une fraction du corps électoral sur n’importe quel type de sujet, en constitue un parfait exemple.
Même si la très grande majorité de ceux qui s’en réclament affirment ne se reconnaître ni dans la droite, ni dans la gauche, il peut être tentant de distinguer un « populisme de droite » et un « populisme de gauche »[6], même si certains de ceux qui s’en réclament restent plus difficilement classables, comme le Mouvement 5 étoiles en Italie. Il n’en est pas moins vrai que ces formations sont le plus souvent de droite ou d'extrême droite, bien qu’il puisse également s’en trouver, qui prétendent au contraire se situer à gauche voire à l’extrême gauche[7].
Le populisme de droite se définit d’abord et avant tout par sa dimension identitaire d’où son hostilité à toute forme de « mondialisation libérale » et à l’Union européenne[8], comme d’ailleurs à tout ce qu’il considère comme lui étant étranger. Rien d’étonnant à ce qu’il se sente souvent proche des thèses souverainistes et à ce qu’il soit également nationaliste et xénophobe, voire même trop souvent raciste, antisémite et homophobe…
Le populisme de gauche pourrait trouver son origine dans une vision marxiste de la société et de ses dirigeants qui ne seraient que les représentants zélés du capitalisme exerçant leur domination sur le peuple dont la volonté serait bafouée. Ce courant de pensée serait représenté en France par Jean-Luc Mélenchon qui, pour le politologue Jean-Yves Camus, a raison de se défendre « du glissement sémantique qui peut être fait entre populisme et nationalisme ». Il est vrai que la France insoumise, elle-même issue du « Front de gauche » et qui n’a d’ailleurs jamais hésité à "assumer son populisme", s’inspire de la pensée du politologue argentin Ernesto Laclau et de la philosophe belge Chantal Mouffe, qui tous les deux s’inscrivent clairement dans une perspective postmarxiste[9].
Pourtant malgré les apparences, il semble de plus en plus évident que les populistes, qu’ils se réclament de la gauche ou de la droite, ont progressivement tendance à se ressembler, à tel point qu’il est devenu de plus en plus difficile de les distinguer. N’ont-ils d’ailleurs pas de plus en plus souvent les mêmes discours et les mêmes pratiques qui sont d’ailleurs souvent ceux de la droite radicale ? Il est donc clair que pour paraphraser l’expression utilisée par François Mitterrand à propos du centre que « le populisme, n’est ni de gauche, ni de gauche ».
II - Il existe en effet de très nombreux exemples qui tendent à démontrer que le populisme s’apparenterait plutôt à une attitude de droite, voire même d’extrême droite, comme en témoigne le comportement de la grande majorité de ceux qui s’en réclament.
Ainsi lors des manifestations des « gilets-jaunes » en 2018 et 2019, où l’on a parfois pu entendre des slogans antisémites[10], il était extrêmement fréquent de voir les foules chanter la Marseillaise et brandir des drapeaux français, ce qui n’est pas sans rappeler les défilés organisés par l’extrême droite. Ce mouvement n’a-t-il d’ailleurs pas toujours bénéficié du soutien sans faille de l’ensemble des formations qui revendiquent leur populisme, qu’il s’agisse de la France Insoumise, du Nouveau Parti Anticapitaliste, comme du Rassemblement National ou de Debout la France, avec des arguments souvent identiques ? Le transfert de certains de le leurs adhérents, qui sont sans difficulté passés de l’un à l’autre, montre bien l’existence d’une certaine porosité entre tous ces partis.
Il n’est donc pas étonnant que, selon un sondage Ifop-Fiducial CNews et Sud-Radio effectué pour Paris Match une semaine après les européennes des 25 et 26 mai 2019, lors de la présidentielle de 2022, 61% des électeurs de Jean-Luc Mélenchon seraient prêts à voter pour Marine Le Pen en cas de deuxième tour face à Emmanuel Macron.
Il est vrai que la création de Podemos en Espagne en 2014, puis de la France insoumise en 2016, avait un temps pu accréditer l’idée que le populisme pourrait également trouver sa place au sein de la gauche radicale, laquelle aurait ainsi opportunément profité du « nouvel espace disponible », laissé un peu partout en Europe tant par l’effacement progressif de la social-démocratie, que par la disparition du communisme, dont il reprendrait la fonction « tribunicienne ». Mais à l’instar des gauches latino-américaines des années quatre-vingt-dix – deux mille, ces deux nouvelles formations politiques, qui dans leurs noms même avaient d’ailleurs délibérément choisi d’abandonner toute référence à la « gauche », se sont au contraire efforcées d’adopter une stratégie de rupture avec ce qu’il convient d’appeler l’extrême gauche. Il s’agissait donc désormais pour elles, moins de rassembler les électeurs ou des sympathisants des diverses formations de gauche, que de tenter de mobiliser le « peuple », quelle que puisse être sa place sur l’échiquier politique, contre les « élites »[11], ce qui explique d’ailleurs, la porosité des électorats entre ces différentes formes de populisme.
C’est bien pourquoi, en novembre 2017, le tout nouveau président de la Licra, Mario Stasi a entamé son mandat en écrivant au chef de file de La France Insoumise pour lui demander de « clarifier publiquement sa position et celle de son parti » à l’égard du Parti des indigènes de la République (PIR), qu’il n’avait d’ailleurs pas hésité à qualifier de « groupuscule extrémiste » à la « doctrine exclusivement vertébrée par le racisme et son obsession des Juifs ».
Cela n’a d’ailleurs pas empêché Jean-Luc Mélenchon de récidiver quelque temps plus tard. Ainsi sur son blog, le 13 décembre 2019, avait-il en effet tenté d’expliquer la défaite du Parti travailliste (32,4% des suffrages) en Angleterre aux élections législatives du 12 décembre 2019, par “la grossière accusation d’antisémitisme à travers le grand rabbin d’Angleterre et les divers réseaux d’influence du Likoud (parti de droite de du Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou)”, dont avait fait l'objet son leader, Jeremy Corbyn, à qui on reproche depuis plusieurs années d'avoir laissé prospérer l'antisémitisme au sein de sa formation. Ce dernier qui aurait « dû subir sans secours la grossière accusation d'antisémitisme à travers le grand rabbin d'Angleterre et les divers réseaux d'influence du Likoud », au lieu de riposter aux accusations du grand rabbin, Ephraim Mirvis, qui avait dénoncé, le 26 novembre 2019 dans le Times, le "nouveau poison (raciste), approuvé par la direction", qui "s'est enraciné au sein du parti travailliste", aurait en effet « passé son temps à s'excuser et à donner des gages. Dans les deux cas, il a affiché une faiblesse qui a inquiété les secteurs populaires ».
Le leader de LFI a conclu cette déclaration, en affirmant : “Retraite à point, Europe allemande et néolibérale, capitalisme vert, génuflexion devant les ukases arrogants des communautaristes du CRIF : c’est non”. Propos que n’aurait certainement pas reniés l’extrême droite, même si interrogé par l’AFP, l'entourage de M. Mélenchon a expliqué qu’il voulait seulement dire qu'il ne se laisserait "pas influencer par des lobbys quels qu'ils soient, financiers ou communautaristes"…
Comme l’écrit à juste titre Philippe Raynaud Professeur de Science politique à l’Université de Paris II le « populisme tend généralement à devenir une appellation commode pour désigner certains courants de droite non libéraux ». Il a en effet commencé à progresser avec le « développement en Europe occidentale de mouvements xénophobes, autoritaires, hostiles à l’évolution permissive des mœurs et/ou à l’immigration et au multiculturalisme, mais qui disposaient d’une clientèle plus large que la vieille extrême droite fascisante et qui jouent le jeu des institutions »[12].
Il est clair que le populisme constitue un « poison » redoutable, susceptible de menacer la démocratie et les libertés, qui doit donc être combattu. Mais il ne faudrait pas non plus pour autant oublier les raisons de son apparition, qu’il s’agisse de la faillite des partis politiques traditionnels ou de l’incapacité des dirigeants de droite comme de gauche à répondre aux attentes légitimes de leurs électeurs.
Pour écarter durablement la tentation populiste qui n’est en réalité qu’un symptôme, il est donc absolument indispensable d’en éradiquer les causes. Il appartient donc à tous ceux qui occupent le pouvoir ou qui aspirent à le conquérir de comprendre enfin le message qui leur est adressé et de se réinventer, afin de ne plus décevoir les citoyens et de les placer enfin au premier plan de leur préoccupations.
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NOTES
[1] Le mot « populisme », qui a été utilisé pour la première fois en français en 1912 par Grégoire Alexinsky (« La Russie moderne », Flammarion 1912), servirait même à désigner en Russie les membres « d'un parti prônant des thèses de type socialiste » (Larousse mensuel illustré).
[2] Hongrie, Pologne, Italie, République tchèque, Slovaquie, Autriche et Bulgarie.
[3] Ainsi l’Union de défense des commerçants et artisans (UDCA) fondée par Pierre Poujade en 1953 et qui obtiendra lors des législatives de janvier 1956, 12% des suffrages (52 députés dont Jean-Marie Le Pen) avant de disparaître lors de celles de novembre 1958, ou la Confédération intersyndicale de défense et d'union nationale des travailleurs indépendants (CIDUNATI), qui rassemble depuis 1970 des syndicats de branches professionnelles et leurs unions départementales de commerçants, artisans et chefs d’entreprises, sont-ils déjà considérés comme « populistes ». CNPT
[4] Selon une enquête du Cevipof, en 2019, 85% des français considéraient que « les politiques ne se préoccupent pas d’eux » et 63% « qu’il y a trop d’immigrés en France ».
[5] A ne pas confondre avec le référendum d’initiative partagée (RIP) prévu par la Constitution (art.11), qui permet d’organiser un référendum sur certaines propositions de loi (organisation des pouvoirs publics, réformes relatives à la politique économique, sociale ou environnementale de la nation et aux services publics qui y concourent) à l’initiative d’au moins 1/5ème des parlementaires et soutenue par 1/10ème du corps électoral.
[6] C’est ainsi que des personnalités politiques aussi différentes que Nicolas Dupont-Aignan à Yerres ou Philippe Poutou à Bordeaux ont tenu à avoir des « gilets jaunes » sur leurs listes aux municipales de 2020.
[7] Comme en France le Rassemblement national ou la France insoumise ; en Allemagne, Alternative für Deutschland ; en Italie la Ligue du Nord ; aux Pays-Bas, le Parti pour la liberté et le Parti socialiste ; en Belgique le Vlaams Belang, en Grèce, le Parti communiste, et SYRIZA ; en Espagne, Podemos ; au Royaume-Uni, le .Parti conservateur et le Parti pour l'indépendance du Royaume-Uni (UKIP), en Autriche, le Parti de la liberté d'Autriche ; au Danemark, le Parti populaire danois en Finlande, Vrais Finlandais ; en Pologne, droit et Justice, en Hongrie, Jobbik, en Slovaquie, Liberté et Solidarité, ou encore en République tchèque et le Parti des citoyens libres.
[8] Les populistes ne sont pas étrangers au succès du vote pro-Brexit au Royaume-Uni, lors du referendum du 23 juin 2016 ; cf. sur ce point, Jean-Louis Clergerie, l’Impasse du Brexit, éd. Temps Présent, 2019, p. 85.
[9] Cf. Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, Hégémonie et stratégie socialiste. Vers une radicalisation de la démocratie, Paris, Fayard, coll. « Pluriel », 2019, 320 p.
[10] Cf. actions de protestation à Lyon et à Paris contre la banque Rothschild, symbole de la « haute-finance », dans laquelle Emmanuel Macron avait travaillé en 2008, odieuse agression contre le philosophe Alain Finkelkraut aux cris de « barre-toi, sale sioniste de merde. Rentre chez toi en Israël », présence de militants négationnistes dans les cortèges…Ces dérives inacceptables n’ont d’ailleurs jamais été dénoncées ni par les organisateurs, ni par les soutiens de ce mouvement.
[11] Cf à ce propos Laura Chazel, La (re)construction de la notion de « populisme » dans/par les partis de gauche radicale : les cas Podemos et La France insoumise (thèse en cours de rédaction).
[12] Populismes et nationalismes dans le monde, Questions internationales, Questions internationales n°83 février 2017, la Documentation française.