Tribune de Clara CIUBA et Caroline PUËLL, Avocats au barreau Paris.
La crise sanitaire et les mesures du gouvernement ont conduit des millions de salariés à télétravailler. Il convient toutefois de s’interroger sur l’intérêt ou la nécessité pour les entreprises d’éventuellement pérenniser une telle pratique.
Au regard des premiers constats posés, un diagnostic partagé se dégage notamment autour de l’idée d’un manque d’accompagnement des salariés, toutefois couplé d’une volonté claire pour un grand nombre d’entre eux de poursuivre cette pratique de façon plus ou moins régulière.
Si les directions d’entreprise doivent naturellement tenir compte des constats, il semble primordial d’observer une phase de réflexion permettant un recul nécessaire avant toute prise de décision en interne. Compte tenu des spécificités de la période, il n’est pas certain que les pratiques et ressentis observés auprès des salariés se poursuivent sur le long terme. Par ailleurs, si l’extension du télétravail peut être perçue comme une solution pérenne d’adaptation de l’organisation, elle pourrait être difficilement réversible une fois instaurée.
Télétravail : une pratique séduisante qui semble faire l’unanimité…
Les salariés émettent donc le souhait de recourir plus régulièrement et de manière pérenne au télétravail. Une étude publiée le 25 juin dernier par Malakoff Humanis, livre les tendances suivantes : les télétravailleurs sont plus nombreux et plutôt satisfaits, mais surtout, ils désirent poursuivre les habitudes prises pendant le confinement. La part des salariés qui "souhaitent demander le télétravail après le confinement" a augmenté de 11 points par rapport au mois d’avril, pour atteindre 84%.
Les entreprises ont pu mesurer les avantages du télétravail. Certaines songent à s’organiser pour pérenniser la pratique en l’adaptant à un fonctionnement « normal » de l’activité. Beaucoup ont pu saluer un accroissement des performances individuelles, avec notamment une flexibilité de l’activité, un impact environnemental positif ou encore une amélioration de l’attractivité des emplois.
Il convient toutefois de ne pas béatifier cette pratique et de ne pas l’octroyer de manière non encadrée et précipitée. Une mauvaise organisation du télétravail pourrait notamment conduire à accroitre les risques psychosociaux, les excès de temps de travail ou les difficultés d’adaptation des salariés et de leurs managers.
… à condition d’être formalisée et encadrée
Bien que la démarche puisse être individuelle et se traduire par un accord entre l’employeur et le salarié, formalisé par écrit, il est souhaitable de s’inscrire dans une démarche collective par la voie de la négociation d’un accord collectif avec les partenaires sociaux ou l’élaboration unilatérale d’une charte, après avis du CSE.
Il convient de prévoir un préambule explicitant les motifs du recours au télétravail et les objectifs poursuivis. Le texte doit énumérer les principes généraux applicables aux télétravailleurs, préciser les modalités de mise en œuvre du télétravail ainsi que ses modalités de suivi, ce qui permettra de rappeler aux télétravailleurs qu’ils bénéficient des mêmes droits que les salariés présents sur site, mais qu’ils ont également les mêmes obligations à l’égard de l’entreprise.
La mise en œuvre pérenne du télétravail ne doit pas faire oublier à l’employeur que le télétravailleur reste un salarié comme les autres….
Le télétravailleur « a les mêmes droits que le salarié qui exécute son travail dans les locaux de l’entreprise », aux premiers plans desquels s’inscrivent le droit au repos des salariés et toutes les règles en matière de durée du travail. Les entreprises devront donc veiller à respecter les horaires.
Concernant la prévention des risques professionnels, l’employeur a les mêmes obligations à l’égard de tous les salariés, y compris ceux en télétravail. Rassurons sur ce point les employeurs, de nombreuses études démontrent en réalité une baisse significative des arrêts maladies (professionnels ou non).
L’employeur devra veiller à l’agencement de l’espace de travail du télétravailleur et mettre à disposition du salarié dans la mesure de ses moyens financiers, tous les équipements nécessaires au télétravail et s’assurer de l’ergonomie du poste de télétravail.
Quel que soit le lieu de travail, il convient de rappeler si que si la loi n’impose pas expressément la prise en charge des frais professionnels liés au télétravail, l’employeur reste tenu de supporter les frais directement liés à l’exercice de l’activité professionnelle, que celle-ci s’exerce dans les locaux ou dans un lieu tiers convenu entre les parties. En revanche, sauf à ce que le télétravail soit imposé au salarié compte tenu de l’absence de locaux à disposition, le versement d’une indemnité d’occupation du domicile ne s’impose pas à l’employeur.
Enfin, l’employeur reste en réalité tenu à l’octroi de titres restaurant aux salariés en télétravail, sous réserve que ces titres soient naturellement également attribués aux salariés présents au sein de l’entreprise.
… exerçant son activité dans une organisation particulière du travail, source de risques particuliers.
Au-delà des obligations légales et règlementaires, des bonnes pratiques peuvent être mises en place pour atténuer les risques en premier lieu psychosociaux : isolement, difficultés à concilier vie personnelle et vie professionnelle, hyperconnexion… Leur étude attentive est primordiale pour penser correctement la mise en place du télétravail.
Dès le passage au télétravail, certains employeurs et salariés peuvent rapidement, s’ils ne sont pas préparés, être dépassés par le changement organisationnel. Une période d’expérimentation prévoyant la possibilité de revenir à un travail en présentiel à la demande du salarié ou de l’employeur, peut être privilégiée pendant les premiers mois de télétravail.
Le risque lié à la gestion du temps et à la difficulté de scinder vie personnelle et vie professionnelle est le plus souvent dénoncé. Plusieurs études ont montré que les salariés en télétravail allongent leur temps de travail et peuvent souffrir d’une surcharge de travail à l’origine de burn-out. Il sera indispensable pour prévenir ce risque d’assurer une bonne communication sur les attentes en termes d’objectifs et sur l’organisation permettant de respecter la vie privée du salarié (plages horaires de disponibilité, horaires…).
L’isolement professionnel, incarné par une perte du sentiment d’appartenance, une désocialisation causée par la distance et un accroissement des conduites addictives a été également pointé du doigt pendant le confinement. Pour lutter contre, la mise en place d’un télétravail partiel, au moins un jour par semaine sur le lieu de travail habituel, est à privilégier. Des outils de communication performants doivent être mis à disposition pour impliquer le télétravailleur. Ce dernier devra avoir accès aux informations et aux activités sociales de l’entreprise, aux mêmes entretiens professionnels que les autres salariés, au même accès à la formation et aux possibilités de déroulement de carrière ainsi qu’aux mêmes droits collectifs que les autres salariés.
Une démarche préventive est indispensable pour négocier des accords adaptés sur le télétravail et éviter ainsi une prise en charge au titre de la législation professionnelle de pathologies psychiques qui impacterait de manière significative les taux de cotisation de l’entreprise.
Ce mode de travail doit aller de pair avec une évolution des pratiques managériales et de la fonction RH.
L’organisation de l’entreprise reposant sur un télétravail étendu doit conduire l’entreprise à confier au manager intermédiaire un rôle encore plus important. Il doit bénéficier d’une formation portant notamment sur l’encadrement de l’organisation du télétravail, sur le suivi de l’activité du télétravailleur et sur le maintien primordial du collectif lorsqu’une équipe est géographiquement dispersée.
Cet encadrement a vocation à réduire le risque de stress de certains collaborateurs en lien avec les objectifs à atteindre et la nature des tâches confiées. L’instauration d’un climat de confiance nécessaire au bon déroulement du télétravail, doit passer par une redéfinition des activités et objectifs, une régulation de la charge de travail, une coopération et une collaboration et un dialogue régulier avec le salarié. Le succès de ce mode d’exercice du travail nécessite, sans doute une certaine maturité du salarié dans son poste.
Si le manager semble être la clé de voute de cette organisation du travail repensée, l’entreprise doit veiller à lui donner les moyens d’assumer son rôle sans faire peser sur lui toutes les responsabilités. Les réflexions menées dans les prochains mois au sein des entreprises devront nécessairement tenir compte de l’ensemble de ces éléments et points de vigilance.
Clara CIUBA et Caroline PUËLL, Avocats au barreau Paris