Benoît Grimonprez, Professeur à l’Université Poitiers, analyse la légitimité juridique des projets de Méga-bassines. Cet article est proposé par le Club des Juristes.
Depuis qu’ils ont été initiés, les projets de retenues d’eau pour l’irrigation sont violemment contestés par une frange de la mouvance écologiste. Par-delà les considérations purement techniques, les opposants dénoncent le caractère illégitime des réserves d’eau agricoles qui iraient, selon eux, contre l’intérêt général de protection d’un bien commun. L’argumentaire interroge, en creux, la légitimité juridique de tels ouvrages comme outils de gestion durable de la ressource sur les territoires en tension hydrique.
Les bases juridiques des projets de stockage de l’eau sont-elles suffisamment solides ?
Les projets de retenues de substitution (pour le remplacement des prélèvements estivaux par des prélèvements hivernaux) ne sont pas uniquement portés par des irrigants cherchant à sécuriser leur accès à l’eau. Ils résultent d’une volonté politique incarnée à tous les niveaux. Ainsi le Plan national d’adaptation au changement climatique 2018-2022 préconisait d’accroître, là où c’est utile et durable, des projets de stockage hivernal afin d’éviter de capter en période sèche. La loi du 28 décembre 2016 a aussi déclaré promouvoir une « politique active de stockage de l’eau pour un usage partagé de l’eau permettant de garantir l’irrigation ». Plus récemment encore, un décret du 29 juillet 2022 a invité les préfets à définir des volumes pouvant être disponibles pour les usages anthropiques en période de hautes eaux.
Certains, lisant cela, accuseront l’État de connivence avec l’agro-industrie ! Mais ce reproche est plus difficilement entendable pour la gouvernance territoriale de l’eau, où s’expriment toutes les parties prenantes. Que l’on sache, la représentativité des comités de bassin et des commissions locales de l’eau (CLE), souvent appelées « parlements de l’eau », n’est pas mise en doute. La tendance serait plutôt de critiquer leurs penchants écologiques.
Que disent les documents de gestion de l’eau sur les deux grands bassins concernés par les projets ?
Sur le bassin Loire-Bretagne, le schéma directeur d’aménagement et de gestion des eaux 2022-2027 (SDAGE) envisage bien les réserves de substitution comme une orientation visant à faire évoluer la répartition temporelle des prélèvements (Orientation 7D, p. 108). Quant au bassin Adour-Garonne, son nouveau SDAGE prescrit de « créer de nouvelles réserves d’eau » dans le cadre de démarches de gestion de l’eau concertées (Orientation C22, p. 254).
Au niveau plus local des petits bassins, la parole est aux schémas d’aménagement et de gestion des eaux (SAGE) élaborés par les CLE. Pour le bassin de la Sèvre Niortaise du marais poitevin, là où la bataille fait rage, il est écrit que « sous réserve de la prise en compte des prescriptions inscrites dans les documents du SAGE (…), la création de réserves de substitution pour l’irrigation est une des principales alternatives pour diminuer la pression de prélèvements estivale tout en maintenant les systèmes de production agricoles en place » (Disposition 8A-1 du PAGD, p. 63). Autre exemple dans le bassin voisin de la Vendée : la révision en cours du SAGE stipule que « la création de retenues de substitution est une solution pour concilier les enjeux économiques et écologiques du marais et respecter le bon état quantitatif des masses d’eaux souterraines » (note de cadrage, 2 juill. 2018, objectif 2A-3). Naturellement assortie de conditions strictes, la création de réserves hivernales est donc globalement actée par la communauté de l’eau.
Comment et quelles institutions ont apprécié la valeur des projets ?
Conscient des crispations sociales qu’entraîne le sujet, le droit a progressivement multiplié les filtres décisionnels. Depuis une instruction ministérielle du 7 mai 2019, le financement public (à hauteur de 70 %) des ouvrages de stockage est subordonné à l’élaboration d’un projet de territoire pour la gestion de l’eau (PTGE). En l’occurrence, tous les dossiers de retenues passent donc entre les mains des agences de l’eau qui, rappelons-le, sont des établissements publics regroupant l’ensemble des familles d’acteurs de l’eau.
Dans le cas de l’agence Loire-Bretagne, elle réclame, pour accorder son soutien financier, la mise en place d’un PTGE et la signature d’un contrat territorial de gestion quantitative porteur d’un programme coordonné d’actions (notamment agricoles). C’est dans ce contexte qu’ont eu lieu de très larges négociations dans les Deux-Sèvres pour aboutir en 2018 à un « protocole d’accord pour une agriculture durable dans le territoire du bassin Sèvre Niortaise-Mignon ». La démarche de concertation a été reproduite dans la Vienne, donnant naissance en 2022 au « protocole du bassin du Clain ». Quoi qu’on pense du détail de ces documents, force est de reconnaître qu’ils ont été amplement discutés et approuvés par une majorité d’acteurs locaux.
Le propos n’est pas ici de tresser les couronnes du cadre institutionnel, mais bien de montrer qu’il constitue le socle de la légitimité des projets de retenues. Chacun doit ainsi être amené à se demander : si les « bassines » sont l’aberration partout décrite, pourquoi les responsables à tous les étages de la gestion de l’eau les conçoivent comme une solution, parmi d’autres, d’une meilleure gestion quantitative de la ressource ?
Quelles sont les grandes failles juridiques des dossiers de méga-bassines ?
Le débat, simplifié à outrance par les médias, omet l’essentiel : les conditions d’acceptabilité auxquelles les retenues sont soumises. Du point de vue du droit, la légitimité des projets n’est pas tant liée aux réserves elles-mêmes qu’aux modalités du stockage. A ce propos, les décisions de justice rendues pointent deux brèches.
La première est la qualité très variable des études d’impact environnemental qui accompagnent l’autorisation des ouvrages. Les juges administratifs ont eu l’occasion de sanctionner des évaluations insuffisantes (CAA Bordeaux, 17 mai 2022, n° 18BX03146). Les « bassines » n’ont évidemment pas l’apanage de ces défauts. Ils s’expliquent, en l’espèce, surtout par un manque de connaissance du fonctionnement de chaque milieu et l’incapacité à prédire l’avenir climatique et pluviométrique… De fait, il existe une part d’imprévisibilité des incidences, négatives comme positives d’ailleurs, des retenues qu’il est juste de souligner. Elle n’est en revanche pas sans solution, puisque des seuils de gestion – à travers des niveaux piézométriques (pour les nappes) ou de débit d’étiage (pour les cours d’eau) – sont prévus pour conditionner le remplissage des réserves. Finalement, la véritable incertitude est moins l’impact environnemental de l’ouvrage, relativement facile à réguler en coupant les vannes, que la possibilité de l’alimenter en eau tous les ans. D’un problème écologique on passe à un problème économique.
Le second grand travers, aux dires de la justice, tient à la surestimation des volumes stockables par certains projets. Plusieurs décisions ont, pour ce motif, annulé des autorisations de constructions de réserves dans l’ex-région Poitou-Charentes (TA Poitiers, 6 juin 2019, n° 1702668 ; CAA Bordeaux, 21 février 2023, n° 20BX02357). Aux préfets, les juges reprochent de ne pas avoir respecté les plafonds de volumes de substitution prescrits par les SAGE. Or qui dit volumes hivernaux trop généreux, dit retenues excessivement grandes ! Sur ce point précis, les études HMUC (pour « hydrologie, milieux, usages, climat ») en cours devraient permettre d’affiner le niveau des volumes potentiellement disponibles et ainsi de mieux calibrer la dimension des futurs ouvrages.
Enfin, à nos yeux cette fois, les projets de territoire censés garantir l’acceptabilité du stockage de l’eau pêchent encore par leur manque de précision juridique. En l’état, leur formalisation « contractuelle » n’est pas assez poussée pour assurer l’effectivité des engagements des agriculteurs de changer en profondeur leurs pratiques.
Benoît Grimonprez, Professeur à l’Université Poitiers et expert au Club des juristes