L’arrêt récent de la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) dans l’affaire C-588/21 du 5 mars 2024[1] vient trancher l’épineuse question du libre accès aux normes techniques dites harmonisées dont l’inclusion dans le droit de l’Union européenne avait été reconnue dans l’arrêt du 27 octobre 2016, James Elliott Construction, C‑613/14[2]. Au-delà des conséquences économiques pour les organismes de normalisation et de l’enjeu démocratique essentiel d’accessibilité à la norme technique visée par des règles de droit, cet arrêt invite à un questionnement approfondi sur l’évolution du rapport entre le droit et la norme technique dans un contexte européen dominé par la compliance dans des secteurs stratégiques tels que l’IA touchant à la souveraineté numérique européenne et aux droits fondamentaux. Explications par Matthieu Quiniou, Avocat, maître de conférences en SIC à l’Université Paris 8, co-titulaire Chaire UNESCO ITEN, expert IA de la CEPEJ (Conseil de l’Europe), président de la Commission de normalisation de l’AFNOR sur le métavers.
L’économie de la norme technique perturbée par la nécessité d’un accès complet à la réglementation européenne
L’arrêt de la CJUE du 5 mars 2024 donne raison à Public.Resource.Org Inc. et Right to Know CLG et annule l’arrêt du Tribunal de l’Union européenne du 14 juillet 2021 par lequel celui-ci avait rejetéun recours tendant à l’annulation d’une décision de la Commission européenne dans laquelle celle-ci avait refusé de faire droit àune demande d’accès à quatre normes harmonisées adoptées par le Comité européen de normalisation (CEN).
Il était déjà acté, par exemple en France,selon le décret du 16 juin 2009 sur la normalisation (tel que modifié par l’article 15 du décret n° 2021-1473 du 10 novembre 2021) que les « les normes rendues d’application obligatoire sont consultables gratuitement sur le site internet de l’Afnor ». Cette approche avait été rappelée par le Conseil d’Etat par des arrêts de 2016[3] et 2017[4]. Le manque à gagner économique pour l’AFNOR,pris en compte par un Rapport d'information sénatorial de 2017 suggérant une possible compensation par un système de licence de droit d’auteur, doit néanmoins être relativisé en raison du nombre très limité[5] de normes obligatoires.
Il en va autrementdes effets potentiels de cet arrêt de la CJUEsur l’économie des organismes européens de normalisation.Les« normes harmonisées demandées » européennes se démultiplient[6] actuellement avec la tendance de l’Union européenne, notamment dans le domaine du numérique, à créer des réglementations fondéessur les risques et la conformité, notamment technique, plutôt que sur les principes et les règles abstraites.Ce phénomène est particulièrement saillant dans la construction normative en matière d’intelligence artificielle.
Plus sollicités, moins subventionnés et subissant une baisse de leurs revenus issus de la publication des normes techniques, les organismes de normalisation nationaux et européens se trouvent affaiblis, tributaires des contributions financières de grandes entreprises étrangères ayant des filiales dans l’UE et donc moins enclins à accompagner efficacement des stratégies d’intérêt public européen.
La construction de la norme technique volontaire appréhendée à l’aune du fonctionnement démocratique
Au niveau européen,avec le Règlement européen de 2012[7] amplifiant la politique de « nouvelle approche »[8] engagée à partir de 1985, certaines normes techniques, dites normes harmonisées demandées, répondent à une demande expresse de l’Union européenne pour assoir techniquement une réglementation européenne via un mandat attribué au CEN, au CENELEC[9] ou à l’ETSI[10]. Pour contrebalancer le caractère volontaire et dominé par des intérêts privés d’entreprises, un système de consultants chargés de s’assurer de l’adéquation des normes techniques en construction avec la réglementation européenne a été mis en place. D’abord confié à des New Approach Consultants directement rattachés à l’Union européenne, ce rôle a été structurellement externalisé et attribué en 2018 par la Commission européenne à des Harmonized Standards Consultants (HAS Consultants)gérés par l’un des Big Four londonien, Ernst&Young.
La construction et la diffusion des normes techniques repose sur une logique bien différente de celle de la réglementation. Les normes techniques, dites volontaires, sont des normes construites par des experts, issus majoritairement d’entreprises privées, contribuant à la négociation et la production de normes consensuelles reposant sur des référentiels. Si de nombreux ministères et entreprises, enracinés nationalement, sont représentés dans les commissions de normalisation nationales et européennes, de nombreux experts, employés de sociétés multinationales ayant leur siège à l’étranger participent activement voire dirigent des commissions de normalisation nationales et des groupes de travail. Ce phénomène s’explique essentiellement par le fait que la participation à la construction des normes techniques est un processus à visée internationale, à l’ISO ou à l’IEC, malgré des strates nationales, par exemple en France au niveau de l’AFNOR, européennes, par exemple au niveau du CEN. Ce principe est affirmé par l'accord de coopération technique entre l’ISO et le CEN du 27 juin 1991, dit accord de Vienne, qui reconnaît l’hypothèse de besoins européens particuliers tout en affirmation la primauté de la norme internationale sur la norme européenne, l’objectif essentiel étant de réduire les obstacles techniques au commerce au sens de l’OMC.
Les entreprises souhaitant participer à ces travaux doivent généralement contribuer financièrement pour participer à une commission de normalisation et cherchent à tirer un avantage concurrentiel de leur participation en proposant des normes favorisant les choix techniques réalisés pour leurs produits ou encore en anticipant la mise en conformité de leur produit pour répondre efficacement à des appels d’offre publics. Les experts, généralement des ingénieurs en normalisation de grandes entreprises, des dirigeants de PME, des chercheurs et des représentants de ministères, participant aux commissions de normalisation nationales et internationales sont généralement les mêmes que ceux qui se retrouveront impliqués dans les travaux de normalisation harmonisée demandée par l’Union européen par exemple au CEN-CENELEC. Les travaux préalablement réalisés à l’ISO auront tendance à s’imposer comme un consensus établi et supérieur en raison de l’accord de Vienne et les considérations juridiques portées par les textes réglementaires européens seront peu pris en compte en raison notamment de la rareté des profils juridiques au sein de ces groupes de travail du CEN-CENELEC.
La quête d’éthique et de souveraineté numérique européenne dépendante d’une stratégie de normalisation technique européenne ambitieuse
La composition des groupes d’experts au niveau du CEN-CENELEC et la prévalence de la norme ISO sur les normes techniques de construction européenne, déjà problématiques pour des normes harmonisées purement techniques devient difficilement justifiable lorsque ces normes techniques viennent à l’appui de textes réglementaires visant à préserver des valeurs européennes fondamentales, comme dans le cas de la proposition de Règlement européen sur l’IA[11]. Cette situation crée un paradoxe européen où des valeurs humanistes à portée universelle, essentiellement promues par l’Europe, se trouvent potentiellement inhibées, dans cette même Europe, par des normes techniques volontaires créées par des entreprises dans le cadre de consensus internationaux guidés par des intérêts économiques.
S’il est essentiel de tenir compte de l’avis des acteurs économiques et de s’appuyer sur le savoir-faire centenaire des organismes de normalisation technique, les normes sociotechniques à portée éthique ou visant à respecter ou faire respecter des droits fondamentaux, limiter les biais discriminatoires ou garantir une souveraineté numérique européenne doivent bénéficier d’un accompagnement financier et humain accru de la part des institutions européennes pour permettre d’atteindre les ambitions numériques européennes et garantir les valeurs européennes. Cet accompagnement ne peut se limiter à des financements limités et tardifs et au recours à des HAS Consultants.
Dans ce contexte, la création de procédures réellement dédiées pour la construction de normes socio-techniques harmonisées impose une réflexion institutionnelle de fond pour répondre aux ambitions de l’Union européenne, notamment dans le numérique.
Matthieu Quiniou , Avocat, maître de conférences en SIC à l’Université Paris 8, co-titulaire Chaire UNESCO ITEN, expert IA de la CEPEJ (Conseil de l’Europe), président de la Commission de normalisation de l’AFNOR sur le métavers.
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NOTES
[1]https://curia.europa.eu/juris/document/document.jsf;jsessionid=1248E68218E660CEADE7A26CEC63A3E5?text=&docid=283443&pageIndex=0&doclang=FR&mode=req&dir=&occ=first&part=1&cid=6430822
[2]https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=CELEX%3A62014CJ0613
[3]Conseil d'État, 1ère - 6ème SSR, 10/02/2016, 383756, Publié au recueil Lebon : https://www.legifrance.gouv.fr/ceta/id/CETATEXT000032008506/
[4]Conseil d'État, 6ème chambre, 28/07/2017, 402752, Inédit au recueil Lebon : https://www.legifrance.gouv.fr/ceta/id/CETATEXT000035317290/
[5] Evaluées à 514 textes en 2022 soit 1% des normes techniques à https://www.afnor.org/normes/faq/
[6] Estimées à 20% des normes européennes : https://europa.eu/youreurope/business/product-requirements/standards/standards-in-europe/index_fr.htm
[7] Règlement (UE) N° 1025/2012 du Parlement européen et du Conseil du 25 octobre 2012 relatif à la normalisation européenne
[8]Résolution du Conseil, du 7 mai 1985, concernant une nouvelle approche en matière d'harmonisation technique et de normalisation.
[9]Comité européen de normalisation électrotechnique
[10] Institut européen des normes de télécommunication
[11] Commission européenne, 21 avr. 2021, COM(2021) 206 final, proposition de règlement établissant des règles harmonisées concernant l'IA et modifiant certains actes législatifs de l'Union