Dans un contexte où l'État de droit est de plus en plus contesté, Patrick Lingibé, avocat fondateur du cabinet Jurisguyane, s'interroge sur les menaces pesant sur ce modèle fondamental de notre société. Il évoque une crise de confiance envers les dirigeants, l'influence des réseaux sociaux, les crises d'identité, les inégalités croissantes et l'impact de l'intelligence artificielle comme autant de facteurs fragilisant l'État de droit.
Le grand juriste positif Carré de Malberg définissait l’État de droit comme « un système de limitation, non seulement des autorités administratives, mais aussi du Corps Législatif », en plaçant au sommet de la Norme la Constitution, protectrice des droits des citoyens. Pour faire simple, l’État de droit est par définition le contraire du droit de l’Etat.
Pourtant, cette notion d’État de droit est aujourd’hui querellée. En effet, ce modèle se trouve confronté à des facteurs multiples qui fracturent jusqu’à ses fondements : une crise de défiance du corps électoral à l’égard de ses dirigeants avec des taux d’abstention qui progressent, un doute quant à la réelle capacité réelle du Politique à régler les problèmes sociétaux, l’immixtion des réseaux sociaux qui anonymise la responsabilité de chacun et tue toute réflexion individuelle, les crises d’identité qui remettent en cause la notion de Nation à laquelle la grande famille française est censée appartenir, l’émergence en plein jour d’inégalités de toutes sortes sur le vaste territoire français sur lequel le soleil ne se couche jamais et qui montrent les limites de notre modèle sociétal fondé sur le triptyque cardinal Liberté – Égalité – Fraternité, l’émergence de l’Intelligence Artificielle qui d’évidence redessinera les rapports humains et le monde de demain, etc. Nous pourrions poursuivre cette liste et la situation n’est pas mieux à l’extérieur puisque la France, grâce à ses treize territoires d’outre-mer et à 23 fuseaux horaires, est une puissance très enviée. Il est encore le seul État européen à posséder encore une présence aux quatre coins du monde et à posséder la deuxième façade maritime mondiale derrière les États. Pourtant, sa présence est aujourd’hui contestée dans plusieurs parties de ce monde, y compris au niveau de sa présence outre-mer. En réalité, notre monde tourne beaucoup plus vite que nos pensées avec une accélération du temps qui nous place constamment dans l’instant présent sans pouvoir réfléchir sinon dans l’immédiateté. La réflexion a cessé d’être au cœur de la pensée humaine qui se robotise, la France n’y échappant pas. Force est de constater que le logiciel français, voire européen, a du mal à appréhender les changements qui bousculent la perception de ce monde qui se redessine avec vitesse lumière.
Dans ce charivari de niveau planétaire, notre État de droit, héritage d’un Occident qui a dominé le monde et imposé sa pensée pendant des siècles, n’est plus la référence sociétale. Ainsi, les trois quarts de l’humanité ne se reconnaissent pas et n’appliquent pas ce modèle européen. Les valeurs occidentales, dont celle de l’État de droit, sont aujourd’hui contestées au profit d’autres modèles sociétaux où la Liberté personnelle est relativisée au profit d’un collectivisme et d’une uniformité de la pensée pilotée par l’État garant d’une souveraineté populaire. Nous constatons que cette référence est également contestée en France. La manifestation la plus forte a été les critiques très acerbes portées sur la décision n° 2023-863 DC du 25 janvier 2024, Loi pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration, rendue par le Conseil constitutionnel. Cette décision a suscité un très grand émoi dans la sphère politico-médiatique mais également et surtout dans l’opinion publique. Elle a permis de mettre en exergue une problématique rampante inquiétante qui touche à la place du Droit et du Juge au sein de notre société. L’ordre juridique qui assurait il y a peu une transversalité sociétale de nature anthropologique est devenu aujourd’hui plus un objet de critique que d’adhésion, face à des marqueurs et courants qui visent à remettre en cause cet ordre juridique au profit de la volonté du seul peuple souverain qui dicterait sa seule norme. La confrontation oppose en réalité ainsi deux conceptions de la notion de démocratie.
D’un côté, nous avons une conception fondée sur la théorie du contrat social promue notamment par l’anglais John Locke et le français Jean-Jacques Rousseau, laquelle fait de la souveraineté populaire le principe fondamental de ce contrat. Cette volonté résulte de la volonté de la Loi voulue et adoptée par le plus grand nombre pour s’imposer à toutes et à tous, y compris au souverain. La souveraineté populaire est le Pouvoir suprême sur lequel il ne peut y avoir par essence de contrôle d’aucun organe qui en limiterait son expression et sa volonté. Le titre premier intitulé « De la souveraineté » de la Constitution comporte deux articles importants sur ce point parmi les quatre inscrits. D’une part, le dernier aliéna de l'article 2 précise que le principe de la souveraineté de la France : « son principe est : gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple ». D’autre part, l’article 3 dispose dans son premier alinéa, en écho au principe précité : « La souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum ».
De l’autre côté, nous avons une conception avant tout fondée sur le Droit et la nécessité impérieuse que la société soit régie par un ordre juridique, résultat d’acquis de l’après la Seconde Guerre mondiale assurant notamment la défense des droits de l’Homme, la limitation du Pouvoir et de l’arbitraire par le Droit sous le contrôle du Juge. C’est ce que l’on nomme dans les démocraties libérales État de droit dans laquelle il existe une hiérarchie des normes à laquelle se trouve la Constitution et qui s’impose à tous les sujets de droit de la société. Cette conception fait évoluer la démocratie par nature populaire vers une démocratie normée où le Droit occupe une place centrale. Le sociologue français d’origine russe Georges Gurvitch avait donné une définition rénovée de la définition de la démocratie par rapport au droit : « La démocratie, ce n’est pas le règne du nombre, c’est le règne du droit ». Cette conception s’oppose à la vision rousseauiste qui considère que la Loi est la volonté du plus grand nombre et qu’elle doit s’imposer à toutes et à tous, l’expression du peuple souverain ne pouvant souffrir d’aucun contrôle. Or, depuis la Constitution de 1958, la Loi est encadrée par un organe qui contrôle l’expression du législateur et sanctionne tout manquement qui ne respecterait pas les termes de la Constitution mais également au-delà ses principes et ses valeurs de celle-ci.
Pourtant, nous devons nous rendre à l’évidence que le Droit comme outil régulateur des rapports sociétaux perd du terrain au profit d’une régulation fondée sur le fait social et la seule volonté populaire, quitte à ce que soit remis en cause l’édifice juridique qui représente l’État de droit. Nous pensons que les corps intermédiaires juridiques ont donc un rôle clé d’alerte à jouer pour la sauvegarde de l’État de droit. Parmi ces corps, il y a les organisations d’avocats. La crise sanitaire a démontré d’ailleurs que grâce aux ordres d’avocats, aux instances nationales de la profession, de nombreuses dispositions liberticides ont été remises en cause. Les avocats sont en réalité les garants et les sentinelles de l’État de droit car l’organisation territoriale leur permet à travers les Ordres d’être présents sur tout le territoire avec une efficacité redoutable et redoutée. La remise en cause n’est plus une vue de l’esprit, comme le montrent des illustrations d’États, notamment européens qui ont basculé dans une démocratie populiste où le Droit n’est plus la valeur cardinale. Cette hypothèse de basculement est parfaitement envisageable aujourd’hui pour la France.
Il nous parait plus qu’urgent de réfléchir à des scénarios dans lesquels notre État de droit serait remis en cause par un Pouvoir issu des urnes. Le Conseil national des barreaux en tant que corps intermédiaire et représentant légal de l’ensemble de la profession d’avocat serait à notre sens le mieux placé pour initier une réflexion sur cette thématique et piloter ainsi un programme de crash test autour de six grands scenarii qui pourraient arriver. Une telle initiative permettrait ainsi de modéliser les process de défense qui pourraient être immédiatement mis en place pour assurer la défense de l’État de droit en cas de grave crise et constituer ainsi un contre-pouvoir contre des mouvements qui voudraient y porter atteinte. Mettons en œuvre cette pensée du philosophe français Henri Bergson : « L'avenir n'est pas ce qui va arriver, mais ce que nous allons faire ».
Patrick Lingibé, avocat fondateur du cabinet d'avocats Jurisguyane
Ancien vice-président de la Conférence des bâtonniers de France,
Membre du Conseil national de l’aide juridique
Membre élu du Conseil national des barreaux (président du groupe de travail droit public et droit constitutionnel au sein de la commission Textes)