Innovation & Intelligence économique : le rôle stratégique pour les Juristes d’Entreprises

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Marie-Pierre Van HoeckeLe management de l’information prend de plus en plus de place dans l’entreprise. La connaissance du contexte international, législatif, règlementaire, commercial dans lequel évolue l’entreprise est devenue un bien immatériel à haute valeur ajoutée et la mondialisation impose d’élargir le cercle de la recherche d’information.

Dans ce cadre, les Juristes d’Entreprise ont un rôle majeur à jouer pour participer aux prises de décisions stratégiques, grâce à une connaissance fine et éclairée des tendances internationales dans les secteurs qui les concernent.

Dans ce panorama, l’innovation, qui fait partie intégrante du patrimoine immatériel de l’entreprise, est un sujet que les Juristes d’Entreprise se doivent d’aborder. En apportant de nouveaux savoir-faire, des méthodes inédites ou des produits de conception originale, l’innovation est créatrice de valeur et offre un avantage concurrentiel à son détenteur. Sa gestion doit donc être une question de fond de l’intelligence économique dans une entreprise au sein de laquelle les juristes ont un rôle éminent à jouer. Elle se décline sur plusieurs axes :

La veille scientifique, la veille « brevets » et la veille normative

Ce sont des opérations bien connues des équipes de conception. Elles leur permettent d’être toujours en prise avec l’état de l’art du domaine, de cerner les sujets de recherche en pointe, de détecter les meilleurs partenariats ou les opportunités. Sur ce point, le juriste apporte deux compétences complémentaires. La première consiste à s’assurer que le champ d’action des développeurs est bien libre de droits. Il lui faut également explorer le champ des normes applicables et déceler les tendances sur les normes à venir. Le juriste mène alors une action préventive de protection des futures activités de production et de déploiement ou qui y participe. La deuxième est apportée par sa connaissance du droit international et lui procure un rôle stratégique de lanceur d’alerte sur la politique de coopération nationale et internationale de l’entreprise. Dans ce champ, sa compréhension des écueils ou des facilités rencontrés dans les pays partenaires fait de lui un acteur de la stratégie de partenariat de l’entreprise. Il joue alors un rôle d’aide à la décision dans les montages de partenariats en matière de sous-traitance, de fourniture en matières premières ou de collaboration scientifique, par exemple.

Les nouveaux modes d’innovation

Dans une entreprise, le processus d’innovation est de plus en plus externalisé selon une approche dite d’« innovation distribuée » ou « open innovation[1] », qui consiste à partager les risques et les gains entre partenaires. Certains en ont une vision d’économie solidaire et le rapproche de l’esprit ODOSOS (open data, open source, open standard), mais beaucoup le considèrent comme un mode de travail tout-à-fait compatible avec l’économie de marché et le relient aux notions de « cumulative innovation » et de « know how trading ». Dans ce champ, le Juriste d’Entreprise doit participer à la mise en place de ces nouveaux modes d’innovation participative et décrypter les enjeux de la contractualisation avec des partenaires externes industriels ou académiques. Il doit être impliqué pour s’assurer, dans un but de préservation des intérêts de son entreprise, du partage équitable des résultats de la PI ainsi que de la bonne prise en compte des savoirs antérieurs apportés par chacun lors de collaborations avec des équipes de recherche publique, françaises ou étrangères. Ces connaissances peuvent avoir également été apportées dans le cadre de consortia répondant à des appels d’offre européens ou internationaux. Là encore, sa connaissance des modes de travail internationaux et des problématiques juridiques spécifiques apporte un éclairage à la direction et lui permet une prise de décision consciente. Son rôle est également crucial dans le montage et la gestion contractuelle de la confidentialité et de la traçabilité des transferts d’information, notions qui ne sont pas abordées avec la même acuité par tous les partenaires et qui pourtant recèlent des enjeux majeurs notamment en matière d’intelligence économique et de préservation du patrimoine immatériel de l’entreprise.

La gestion des droits de propriété intellectuelle (DPI)

La gestion des DPI revêt une importance grandissante dans la vie d’une entreprise, le capital intellectuel d’une entreprise constituant une part importante de sa valeur marchande. Cette montée en puissance du poids des brevets dans le patrimoine d’une entreprise ou d’une institution oblige à une gestion attentive des achats, ventes et dépôts de brevets et de marques. La mission du juriste, dans ce champ d’action, consiste autant à prévenir les éventuels conflits sur la PI qu’à les régler en cas de besoin. Il participe également à la détection des violations des propres DPI de l’entreprise par d’autres sociétés.

Le XXIème siècle verra probablement naître une véritable "guerre mondiale des brevets", avec, notamment, l’augmentation du nombre de "patent trolls" ou patent assertion entity (PAE). Ces entreprises n’ont aucune activité de production, elles achètent des brevets dans le seul but de traîner en justice d’autres entreprises pour utilisation abusive de licences. Leur activité, qui tient souvent du simple racket, est lucrative et aurait rapporté 29 Mds $ en 2011, au détriment des seules entreprises américaines. Aux USA, le Président Obama monte lui-même au créneau contre ces officines et propose 7 recommandations législatives et 5 actions pour protéger les industriels américains des "frivolous litigation". Pierre Breesé, quant à lui, les qualifie de « parasites de l’innovation ». Les surveiller pour prévoir ou contrer leurs attaques est une mission délicate, mais indispensable à remplir : ce rôle de gardien vis-à-vis de ces nouveaux acteurs va devoir se développer compte tenu des dégâts inévitables qu’ils peuvent causer.

Certains pays, tels la France et la Corée du Sud (Chine et Japon envisagent également) ont créé des structures publiques ou semi-publiques agrégatrices de brevets. L’achat de brevets étrangers, notamment américains, par ces structures adossées à des Etats fait craindre au Pr Mark Lemley de l’université Stanford leur transformation en patent trolls étatiques. Cette situation se doit d’être rapidement éclaircie.

Dans le domaine de l’innovation, les entreprises doivent s’appuyer sur leurs juristes, des personnes-ressources capables d’apporter des analyses indispensables à la prise de décision efficace par l’équipe de direction.

Ces rôles, à la fois préventif et curatif, du Juriste d’Entreprise, nécessitent de sa part une vision internationalisée et l’exercice d’une veille minutieuse et constante.

L’innovation, part non négligeable du patrimoine immatériel de l’entreprise, est un vecteur de compétitivité hors-coût, ce qui en fait un axe de développement stratégique. Ce capital informationnel, l’entreprise doit savoir l’évaluer, le protéger et l’utiliser dans sa stratégie. A ce titre, elle fait l’objet de l’attention de tous les acteurs, tant pour sa protection que pour sa conception en coopération ou la détection de son usage abusif et la prévention des désaccords et conflits potentiels ainsi engendrés. Dans tous ces secteurs, les Juristes d’Entreprise ont une mission pivot de spécialistes, de lanceurs d’alerte et d’analystes.

Marie-Pierre Van Hoecke


[1] “Open innovation is a paradigm that assumes that firms can and should use external ideas as well as internal ideas, and internal and external paths to market, as the firms look to advance their technology.” Henri Chesbourgh.

 

Bio Express

Marie-Pierre Van Hoecke, adjointe de la Déléguée Interministérielle à l'Intelligence Economique, en charge du pôle Recherche & Innovation est un Haut Fonctionnaire de l'Etat. Ingénieure diplômée de l'école polytechnique universitaire de Lille et docteure en informatique, elle possède une expérience internationale, en tant que Directrice du Bureau du CNRS en Chine, de 2002 à 2006. Depuis 2006, elle travaille dans le domaine de l'intelligence économique et de la protection du patrimoine scientifique.

 

A propos

JEM18Cet article provient du numéro 18 de Juriste Entreprise Magazine (JEM), magazine de l'Association Française des Juristes d'Entreprise (AFJE) dont le dossier spécial s'intéresse au juriste, acteur de l'innovation.

AFJE





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