La commission des affaires juridiques (JURI) du Parlement européen a adopté le 27 janvier 2021 un rapport législatif sur le devoir de diligence et la responsabilité des entreprises (“Corporate due diligence and corporate accountability”). Manon Aubry, député européen, appelle à une nouvelle loi européenne exigeant que les entreprises respectent les normes en matière de Droits de l’Homme et d’environnement dans leurs chaînes de valeur.
Pourquoi c’est important pour vous de faire adopter ce texte ?
C’est un texte dont j’ai été à l’initiative au tout début du mandat. L’objectif est de rendre juridiquement responsables les entreprises qui commettent des violations des Droits de l’Homme, et qui détruisent l’environnement. Cela signifie qu’en cas de violation des Droits de l’Homme et destruction de l’environnement, elles ont des comptes à rendre devant la justice et peuvent être condamnées à des réparations ou même à des sanctions administratives. Nous poursuivons cet objectif parce qu’il existe un vide juridique. Avec la mondialisation qui s’est développée, les chaînes d’approvisionnement se sont complexifiées et se sont allongées, sans que le droit s’adapte, ce qui a dilué la responsabilité.
En anglais c’est ce qu’on appelle le « corporate veil » (le voile des entreprises), mais cela n’a pas vraiment de sens en français. Ce sont des entreprises qui se passent la responsabilité de l’une à l’autre en renvoyant la responsabilité à leurs fournisseurs. Et à la fin, personne n’est responsable. L’objectif en un mot est donc de lutter contre l’impunité des entreprises multinationales qui violent les droits de l’homme et détruisent l’environnement.
Vous dites qu’il y a un vide juridique, mais en France il y a la loi de 2017, cela veut dire que dans les autres pays européens, il n’y a pas l’équivalent ?
La France est le seul pays européen qui a un cadre juridique sur le devoir de vigilance. Il y a des initiatives dans d’autres Etats membres, mais à différents niveaux (en Allemagne, aux Pays-Bas, au Danemark). Ce sont souvent des propositions de lois qui n’ont pas encore été adoptées, ou alors uniquement sur des secteurs d’activité. Il n’y a pas donc pas d’équivalent de texte transversal comme la loi de 2017.
La proposition que l’on fait au niveau européen va bien plus loin que ce qui existe dans le droit français, à plusieurs égards. D’abord, dans le droit français, le seuil est très élevé, c’est 5.000 employés, ce qui fait l’équivalent de 150 entreprises, ce qui est très peu au niveau français.
Nous proposons un seuil beaucoup plus grand : 40 millions de chiffre d’affaires et 20 millions de bénéfices, 250 employés, avec au moins deux de ces trois critères là. Cela concernerait aussi les petites entreprises qui seraient cotées en bourse et celles qui seraient dans des secteurs à risque comme le secteur extractif. Cela fait donc un lot d’entreprises non négligeable par rapport au droit français.
Parmi les autres différences, il y a aussi ce qu’on appelle le renversement de la charge de la preuve. Cela veut dire qu’une victime de violation n’aura pas à prouver qu’elle a été victime. Ce sera à l’entreprise de prouver qu’elle n’a pas commis de violation. Ce sera plus facile pour les victimes.
Vous prenez un Ouighour en Chine, un ouvrier Rana Plaza, une communauté déplacée en Ouganda par Total et l’exploitation pétrolière. Ils vont déposer un dossier de plainte devant un tribunal d’un problème juridique qu’il ne connaît pas, dans une langue qu’il ne parle pas. C’est compliqué d’avoir à la fois l’assistance des associations, des ONG et un renversement de la charge de la preuve. Cela ne veut pas dire que l’entreprise sera toujours condamnée mais qu’il y a une présomption de culpabilité et si l’entreprise démontre qu’elle a tout mis en œuvre pour éviter les dommages alors évidemment elle ne sera pas condamnée. C’est une obligation de moyens, ce n’est pas une obligation de résultat. Cette obligation doit être significative puisque en fonction du niveau de contrôle de l’entreprise elle a plus ou moins le pouvoir et les leviers de changer la situation et de modifier un projet d’investissement par exemple.
Quel est l’enjeu pour la France qui est déjà pionnière en la matière avec notamment la loi de 2017 ?
L’enjeu est double.
C’est d’abord ce qu’on appelle « level playing field ». Il s’agit d’avoir une harmonisation au niveau européen, c'est-à-dire l’adoption d’une règle similaire qui s’applique à l’ensemble des entreprises européennes pour avoir une concurrence équitable. Cela va même au-delà des entreprises européennes : toutes les entreprises qui ont une activité sur le sol européen seront concernées.
Ensuite, cela permettra aussi de combler certaines des lacunes du droit français. Ce texte est beaucoup plus détaillé que la loi française. Il prévoit la création d’une autorité administrative à l’échelon national en charge de l’application de la loi, la transparence sur les plans vigilance qui sont davantage détaillés. C’est aussi plus précis sur le type de sanctions des entreprises.
Au final, j’espère que ce texte donnera davantage accès à la justice pour les victimes.
En termes de contraintes pour les entreprises, quelles sont les règles que vous souhaitez imposer avec ce texte ?
Concrètement, nous voulons que les entreprises évaluent l’ensemble des risques que leurs activités font peser sur les Droits de l’Homme et sur l’environnement dans l’ensemble de leur chaîne d’approvisionnement. Sur l’ensemble de leur chaine d’approvisionnement, il faut qu’elles s’assurent qu’il n’y a pas de risques. Cela veut dire analyser, anticiper, évaluer. Ce que les entreprises, à l’heure actuelle, ne font pas ou très peu. Lorsqu’il y a une violation, il s’agit de permettre l’accès à la justice pour les victimes, mais l’ambition est évidemment d’éviter la moindre violation des Droits de l’Homme ou une dégradation de l’environnement. C’est ça la grande révolution du texte..
Qu’en est-il des sanctions pour les entreprises qui ne respecteraient pas ces prescriptions ?
Il existe trois types de sanctions qui sont possibles. Nous n’avons obtenu que deux types dans le texte.
La première, c’est une sanction de type administrative. Nous avons mis une référence au droit de la concurrence - qui est non négligeable en Europe. On peut avoir des sanctions importantes en droit de la concurrence, ça peut aller (selon les types de droit de la concurrence) jusqu’à au moins 10 % du chiffre d’affaires. Il y a également le fait d’être privé de l’accès aux marchés publics.
Ensuite, il y a les sanctions de type civil qui permettent d’accéder à la justice pour les victimes et d’obtenir des compensations. Cela dépendra du régime civil des différents Etats membres, mais qui pourront donner lieu à des condamnations financières de X euros de dédommagement pour les entreprises.
Ce sont les deux types de sanctions qui font parties du texte.
Le troisième type de sanctions, que l’on n’a pas réussi à obtenir, ce sont les sanctions pénales. Je ne désespère pas. Le but n’est pas de sanctionner l’entreprise, mais bien de la dissuader de commettre des violations.
Qu’en est-il de la suite du parcours législatif ?
Le texte a été voté en commission des affaires juridiques où l’on a eu quasiment six mois de négociations. Il sera ensuite voté en session plénière la semaine du 8 mars 2021. J’espère que le texte sera largement adopté. Après, il y aura la proposition de la commission, d’ici la fin juin, qui démarrera le dernier cycle législatif avec le texte sur lequel discutera le Parlement européen. Ce sera une négociation entre la Commission européenne et le Parlement, en espérant qu’on ait le texte le plus ambitieux possible. Je sais que c’est l’un des objectifs principaux de la présidence française du conseil qui aura lieu au premier semestre 2022. Ce serait une petite révolution juridique, au niveau européen, sur le renversement de la charge de la preuve si le texte reste en l’état.
Propos recueillis par Arnaud Dumourier (@adumourier)