Menés par le Conseil national du numérique, les travaux prospectifs, devant alimenter un nouveau cadre de régulation numérique, s’articulent autour de six thèmes : régulation des contenus illicites, adaptation des règles de concurrence et de régulation économique, création d’un observatoire numérique, protection des travailleurs des plateformes, données d’intérêt général et surexposition aux écrans.
Le Conseil national du numérique (CNNum) vient de publier la synthèse des consultations publiques des « États généraux des nouvelles régulations numériques » (EGNum). Cette mission avait été confiée au CNNum en 2018, et s’inscrivait dans l’appel à un nouveau cadre de régulation numérique international lancé par le président de la République lors du salon Vivatech en mai 2018.
Au cours de l’année 2019, les consultations ont été menées à la fois en et hors ligne (par le biais notamment d'événements participatifs et la mise à disposition d’une « boîte à outils » pour faciliter l’organisation d’ateliers-relais) autour de six thématiques : régulation des contenus illicites, adaptation des règles de concurrence et de régulation économique, création d’un observatoire numérique, protection des travailleurs des plateformes, données d’intérêt général et surexposition aux écrans.
825 participants (acteurs publics et privés), 965 contributions et 2842 votes ont permis l’établissement d’un cadre global et adaptable sur la décennie à venir, à la hauteur des défis numériques auxquels la société et l’économie sont confrontées.
A la lecture des 364 pages de la synthèse consultable, on constate qu’il n’a pas été possible d’obtenir l’unanimité des contributeurs sur les politiques de régulation à mettre en œuvre. Il ressort un consensus, des pistes de réflexion qui vont permettre l’établissement de la politique publique en la matière. En voici quelques extraits.
Sur la régulation des contenus illicites
« Se prémunir des risques de prolifération des contenus et de censure privée, impliquer les plateformes dans la lutte contre les contenus illicites et construire une approche cohérente couvrant les contenus ». Ces trois principes directeurs proposés pour lutter contre les contenus illicites n’ont pas fait l’unanimité des contributeurs du fait qu’ils sous-tendent la délégation des missions régaliennes à des grandes plateformes, au détriment de la démocratie et des droits et libertés fondamentaux.
Aussi des contributeurs suggèrent-ils de renforcer les moyens alloués à la Justice et à l'administration et de mettre en place un juge dédié aux contenus illicites et des procédures de référés justifiés, de créer un parquet numérique spécialisé ou encore d'accélérer la transformation numérique de la Justice afin de permettre des décisions plus promptes. Une démocratisation de l’usage de la plateforme PHAROS (Plateforme d'harmonisation, d'analyse, de recoupement et d’orientation des signalements) est préconisée.
Concernant le régime de responsabilité des acteurs numériques, les contributeurs sont favorables à son évolution mais aucun consensus n'a émergé. Certains souhaitent, par exemple, la création d’une législation par type d’infractions et par type de contenus. D’autres recommandent la clarification du régime de responsabilisation des hébergeurs avec la création d’un statut intermédiaire entre l’éditeur et l’hébergeur, sous réserve qu’il permette une harmonisation européenne et une prise en compte de la réalité des nouveaux modèles économiques liés au numérique. La création du statut d'opérateur de plateforme en ligne pour lutter contre les contenus illicites, en particulier les contenus haineux, est ainsi encouragée. Une grande partie des contributeurs souligne la nécessité de créer une législation suffisamment souple pour y intégrer les nouveaux usages, c’est-à-dire les nouvelles plateformes ou de nouvelles formes de contenus à risque ou illicites.
D’une manière générale, les contributeurs sont favorables à la mise en place de dispositifs d’observation, de sensibilisation et d’encouragement à l’autorégulation des acteurs. Et la majorité a proposé des mesures relatives à l’éducation au numérique avec la mise en place d’un plan national d’action sur l’éducation et la citoyenneté numérique, à destination de l’ensemble des utilisateurs et qui comporterait un volet sur les contenus illicites.
Sur l’adaptation des règles de concurrence et de régulation économique
Deux axes sont retenus : adapter le droit de la concurrence et innover pour appréhender les problèmes concurrentiels liés à la plateformisation de l’économie.
Les contributeurs souhaitent une régulation efficace des grandes plateformes par l’extension du contrôle des concentrations et l’extension du champ des abus de position dominante. En outre, ils préconisent une régulation ex-ante des plateformes de deux types : symétrique, appliquée à l’ensemble des acteurs du marché visé ; et asymétrique, appliquée à un petit nombre d’acteurs identifiés comme « systémiques » en fonction de critères objectifs.
Enfin, les contributeurs prônent : l’inscription dans la loi d’un principe de liberté de choix au bénéfice des utilisateurs finaux pour lutter contre les effets de verrouillage des marchés ; la mise en place d’un pouvoir de règlement des différends accessible aux entreprises en cas de litige sur les conditions d’accès aux plateformes ; l’accès et le partage de certaines données des plateformes.
Sur la création d’un observatoire du numérique
Trois pistes émergent pour soutenir les régulateurs dans leurs actions :
- renforcer les moyens de régulation dont disposent les régulateurs existants. Est avancée la mise en place d’une régulation par la donnée sur le modèle de celle proposée par l’Arcep dans le secteur des télécommunications de manière à disposer d’informations relatives à la loyauté et à la transparence des pratiques des acteurs de l’économie de plateformes. En outre, est louée une régulation en faveur des utilisateurs ce qui nécessiterait l’instauration de recours collectifs permettant la défense des intérêts individuels et collectifs des victimes de pratiques illicites des opérateurs ;
- développer un observatoire des plateformes à l’échelon national, en complément de celui instauré au niveau européen ;
- penser la gouvernance des autorités existantes pour une meilleure régulation du numérique : centraliser certaines de leurs compétences, leur en confier de nouvelles en matière d’investigation et de sanction.
Sur la protection des travailleurs des plateformes
Partant de l’hypothèse selon laquelle la plateformisation de l’économie s’inscrit dans la tendance de l’autonomie des travailleurs, les contributeurs sollicitent un modèle non précarisant pour les accompagner dans cette mutation, s’inquiétant de la pérennité et de la viabilité des modèles économiques des plateformes. Le manque de données sur les conditions, la protection et la rémunération du travail des plateformes est jugé pénalisant pour la bonne définition des politiques publiques en la matière et la question d’un statut juridique des travailleurs est soulevée.
Sur les données d’intérêt général
Une définition stabilisée dans le droit positif de la catégorie des données d’intérêt général est jugée nécessaire par les contributeurs. Certains favorisent une approche non contraignante et considèrent que les entreprises doivent être encouragées à mettre à disposition les données qu’elles estiment d’intérêt général. D’autres recommandent de mobiliser le droit de la concurrence. De façon unanime, ils soutiennent une approche par projet d’intérêt général, c’est-à-dire que les acteurs publics demanderaient à partager des données d’acteurs privés pour une finalité précise d’intérêt général.
A souligner qu’un débat de principe est attendu sur le sujet et notamment sur la protection des données personnelles (partage, portabilité, droit de propriété) et qu’une intervention au niveau européen est préférée. L’instauration de standards sur le format des données et d’interopérabilité ainsi que celle d’un tiers de confiance sont jugés nécessaires.
Sur la surexposition aux écrans
Sensibiliser, responsabiliser et accompagner sont les trois mots-clés. Ces actions touchent tous les acteurs : enfants, parents et plateformes. Les contributeurs préconisent la co-régulation et le partage des responsabilités. Pour se prémunir de la surexposition aux écrans notamment des plus jeunes mais aussi des adultes, une transparence accrue de la part des plateformes est souhaitée ainsi que des outils de maîtrise du temps passé devant les écrans.
A cet effet, à moyen terme, les contributeurs sont favorables à des politiques de régulation incitatives (par exemple : certification, labellisation, nudging). A long terme, la piste de la création d’un droit à la maîtrise de l’attention est avancée mais elle ne fait pas l’unanimité.
Sur les questions générales
Au-delà des six sujets mis en consultation, un espace a été ouvert pour des questions générales afin que chacun puisse faire émerger les sujets qu’il lui semblait nécessaire de prendre en compte en termes de politiques publiques.
Deux thèmes sont arrivés à rassembler un grand nombre de contributions : le besoin de faire émerger une troisième voie numérique reposant sur les valeurs européennes, et l’importance d’inclure le numérique dans le parcours de formation à tous les niveaux et à tous les âges.