La crise née de l’invasion de l’Ukraine par la Russie ne va pas freiner les contentieux, notamment internationaux ; au contraire.
Qu’ils portent sur la lutte contre le réchauffement climatique ou l’approvisionnement énergétique, la protection des droits sociaux et humains ou encore la corruption et le blanchiment d’argent, tout donne à penser que les litiges privés et les investigations par des autorités publiques étrangères ou européennes vont se multiplier. Des contentieux ne manqueront pas de naître sur l’application des sanctions prévues en cas de violation des embargos ou autres interdits de commercer avec la Russie et ses satellites.
Les demandes de transmission des preuves venant des Etats-Unis, notamment via le « discovery » ou le « pre-trial discovery » dont la portée est particulièrement étendue, vont nécessairement prendre une importance croissante. Aussi la loi n°68-678 du 26 juillet 1968 modifiée en 1980 « relative à la communication de documents et renseignements d'ordre économique, commercial, industriel, financier ou technique à des personnes physiques ou morales étrangères », destinée les à canaliser, sera plus en plus sollicitée. Elle pose deux catégories de conditions au transfert de preuves à l’étranger.
- Sur le plan de la procédure, elle oblige les plaignants ou autorités à l’origine de demandes de discovery à respecter les traités d’entraide judiciaire. Dans les relations franco-américaines, il s’agit du MLAT (Mutual Legal Assistance Treaty) ou traité pénal de 1998 ainsi que de la Convention de la Haye du 18 mars 1970 sur la collecte des preuves à l’étranger en matière civile et commerciale.
- Concernant la nature des documents, la loi interdit la communication « de documents ou renseignements d'ordre économique, commercial, industriel, financier ou technique » si celle-ci « est susceptible de porter atteinte à la souveraineté, à la sécurité, aux intérêts économiques essentiels de la France ou à l'ordre public ». Dans le cadre des litiges privés, conformément à une réserve exprimée par la France à la Convention de La Haye, seuls peuvent être transmis les documents « limitativement énumérés » et ayant « un lien direct et précis avec l’objet du litige » pendant ou envisagé. Ce qui, dans ce dernier cas, s’inscrit strictement dans la ligne de la jurisprudence sur l’article 145 du code de procédure civile en matière de collecte des preuves avant procès.
Jusqu’ici, la loi Preuves (dite improprement « de blocage ») n’a pas toujours été respectée. Ce que l’on pouvait comprendre car les entreprises françaises recevant des demandes de discovery étaient et restent sous forte pression des juridictions américaines qui peuvent les sanctionner très lourdement si elles refusent de déférer à ces demandes.
Mais l’application du décret n°2002-207 du 18 février 2022 change la donne. Ce décret, qui oblige les entreprises confrontées à des demandes de discovery ou de pre-trial discovery à saisir le SISSE ( service de l’information stratégique et de la sécurité économique au sein du ministère de l’Economie et des Finances), comporte deux innovations importantes :
- Il instaure un « guichet unique ». Le SISSE est désormais le seul service à qui l’entreprise doit s’adresser. Ce service l’accompagnera en lui fournissant des conseils sur l’application de la loi après s’être concerté avec le ministère de la Justice (chargé de veiller à la régularité des procédures d’entraide judiciaire internationale), le ministère des Affaires étrangères et le ministère technique de rattachement de l’entreprise en fonction de son secteur d’activité.
- Il formalise les conseils du SISSE sous la forme d’« avis » officiels sur l’applicabilité des articles 1 et 1bis de la loi (concernant les investigations étrangères et les litiges privés transfrontaliers). Alors que ses conseils sont actuellement informels, le SISSE rendra désormais dans le mois de sa saisine, un avis formel précisant les catégories de documents pouvant ou non être communiqués en réponse à une demande de discovery ou de pre-trial discovery.
A partir du 1er avril prochain, les entreprises seront tenues de constituer un dossier de saisine du SISSE dont la composition sera définie par arrêté.
Le changement est considérable. Il révèle le souci du gouvernement de protéger tant la souveraineté et la sécurité de la France et ses intérêts économiques essentiels, que la rigueur des procédures judiciaires et administratives de collecte de preuves au niveau international ; et ainsi proscrire les demandes excessives justement désignées sous le vocable de « fishing expeditions ». La loi Preuves jugée par certains obsolète est ainsi au cœur de l’actualité. Et l’on peut penser que le SISSE n’hésiterait pas à saisir le parquet, comme l’article 40 du code de procédure pénale lui en fait l’obligation, en cas de violation manifeste de la loi.
Noëlle Lenoir, avocate à la Cour