Un article d'Anne-Laure Chaumette – Professeure à l’Université Paris Nanterre – Membre du CEDIN proposé par le Club des Juristes.
En décembre 2022, les États-Unis avaient déjà fourni à l’Ukraine une aide financière de 15,1 milliards de dollars et l’équivalent de 22,9 milliards de dollars en armes et munitions. Ils lui ont également procuré des renseignements militaires en lui donnant accès à un portail d’informations qui compile en temps réel les mouvements des troupes russes et leurs communications. Début février 2023, le Danemark, les Pays-Bas et l’Allemagne ont annoncé l’envoi de 100 chars Leopard 1. L’ensemble de l’aide apportée à l’Ukraine est comptabilisé par l’Institut Kiel qui tient à jour une base de données.
Alors que le président Zelenski termine sa tournée en Europe pour demander que lui soient envoyées encore plus d’armes lourdes y compris des missiles à longue portée et des avions la question se pose du statut des pays fournissant cette aide militaire. Doivent-ils être considérés comme étant en guerre contre la Russie ? Sont-ils devenus des co-belligérants comme l’affirmait Jean-Luc Mélenchon le 1er mars 2022 ?
La notion de co-belligérance existe-t-elle en droit international ?
Le terme de co-belligérant apparaît à l’article 4 de la IVe Convention de Genève relative à la protection des civils en temps de guerre pour autant il ne s’agit pas d’un concept juridique autonome. Le CICR, gardien de ces conventions, a pu indiquer qu’un co-belligérant était un allié c’est-à-dire qu’il est engagé aux côtés d’un autre État et impliqué dans un conflit armé international contre un adversaire commun. Juridiquement, l’ensemble de ces Etats en conflit relèvent de la catégorie juridique des « belligérants ».
S’interroger sur la co-belligérance revient donc à se demander si en fournissant des armes à l’Ukraine, les Etats occidentaux sont devenus parties au conflit russo-ukrainien.
La fourniture d’armes conduit-elle les États occidentaux à être parties au conflit ?
Selon le CICR, « les situations dans lesquelles une intervention étrangère vient en appui d’une partie à un conflit armé international (CAI) […] ne soulèvent aucune difficulté juridique particulière […]. Dans ces cas, le [droit international humanitaire] applicable est clair : toutes les relations entre les belligérants sont régies par le droit des CAI ».
Pour savoir si la France, les États-Unis, l’Allemagne, etc. sont en guerre, il faut donc lire l’article 2 commun aux Conventions de Genève. Selon cette disposition, il y a conflit armé international soit suite à une déclaration formelle de guerre, soit en cas d’existence de facto d’hostilités entre les États (TPIY, Milutinović, jugement, 2009, § 125), c’est-à-dire lorsqu’il y a « recours à la force armée entre États » (TPIY, Tadić, arrêt relatif à l’appel de la défense concernant l’exception préjudicielle d’incompétence, 1995, § 70). Cela suppose des combats, des affrontements et le déploiement de moyens militaires. En ce sens, le conflit bilatéral entre la Russie et l’Ukraine constitue indéniablement un conflit armé international et ces deux États peuvent être qualifiés des belligérants. Dans la continuité de cette disposition, sont considérés comme des Etats belligérants, ceux qui participent directement au conflit, c’est-à-dire qui ont engagé leurs propres forces armées dans les hostilités, ou ceux qui y participent indirectement en planifiant ou en commandant des opérations militaires sur le terrain. Au regard des faits, il n’est aujourd’hui pas possible de considérer les pays occidentaux comme faisant partie du conflit sur ce fondement.
Une partie de la doctrine a pu élargir cette approche et considérer que l’État qui fournit des armes ou une aide financière à un État en conflit devient partie à ce conflit et a le statut de belligérant. Mais la pratique et la majorité de la doctrine soutiennent au contraire que ces aides ne font pas de l’Etat qui les fournit un belligérant (voir par ex. Michael N. Schmitt) : ainsi, durant la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis ne sont considérés comme étant en guerre qu’à partir du 7 décembre 1941, alors qu’ils fournissaient une aide militaire aux alliés depuis la loi prêt-bail du 11 mars 1941.
Aussi, aucun Etat fournissant une aide matérielle ou financière à l’Ukraine ne saurait être considéré comme participant au conflit avec la Russie. Mais, est-il possible de considérer que ces Etats ont violé les règles de la neutralité ? Autrement dit, pourrait-on dire que, sans être des (co)-belligérants, ils ne sont plus neutres ?
La fourniture d’armes constitue-t-elle une violation du statut de neutralité ?
Le statut de l’État neutre a été posé par le droit de La Haye en 1907 à travers deux conventions : la Convention (V) concernant les droits et les devoirs des Puissances et des personnes neutres en cas de guerre sur terre et la Convention (XIII) concernant les droits et les devoirs des Puissances neutres en cas de guerre maritime. L’article 6 de la Convention (XIII) dispose que « [l]a remise, à quelque titre que ce soit, faite directement ou indirectement par une Puissance neutre à une Puissance belligérante, de vaisseaux de guerre, de munitions, ou d’un matériel de guerre quelconque, est interdite ». Si la plupart des Etats occidentaux ont ratifié ces conventions, ce n’est pas le cas de l’Italie ni du Royaume-Uni. Pour autant, la Cour internationale de Justice a estimé que le droit de la neutralité faisait partie du droit international coutumier et était donc opposable à tous les États (CIJ, avis consultatif sur la licéité de l’utilisation de l’arme nucléaire, 1996, § 88). Au regard de ces dispositions, ces États pourraient ne plus être considérés comme neutres.
Cependant, depuis 1945, ces conventions de La Haye doivent être interprétées à la lumière de la Charte des Nations Unies. Certains auteurs et États ont ainsi développé la doctrine de la « neutralité qualifiée » selon laquelle des Etats neutres peuvent adopter des actes non neutres (comme la fourniture d’armes) lorsqu’il s’agit d’aider un État victime d’une agression armée, sans que cela ne fasse d’eux des belligérants. Selon cette approche, puisque la Charte autorise la légitime défense (art. 51), tout État est fondé à aider un État en situation de légitime défense. Il est intéressant de noter que, bien avant l’agression russe, les États de l’Union européenne avaient adopté une position commune sur l’exportation des armes dans laquelle ils reconnaissaient « le droit de transférer les moyens de légitime défense, eu égard au droit de légitime défense reconnu par la Charte des Nations unies » (Position commune 2008/944/PESC).
La guerre en Ukraine a conduit à proposer une nouvelle interprétation de cette doctrine. Pour la comprendre, il faut rappeler que selon le droit international contemporain, seul le Conseil de sécurité est compétent pour qualifier une situation d’agression et adopter les moyens pour y réagir (chapitre VII de la Charte des Nations unies), notamment autoriser les États membres à utiliser tous les moyens nécessaires pour faire cesser une agression (article 42 de la Charte des Nations unies). En l’espèce, la Russie, usant de son veto, empêche le Conseil de sécurité de jouer son rôle de telle sorte que « les États neutres ne peuvent plus être liés par une obligation de stricte impartialité et par l’interdiction de fournir à la victime d’une agression les moyens nécessaires pour se défendre ». Ainsi, parce que la Russie est l’auteur d’une agression contre l’Ukraine et parce qu’elle bloque le déclenchement de mesures de sécurité collective, les États extérieurs au conflit peuvent aider l’Ukraine dans l’exercice de sa légitime défense. C’est précisément la thèse soutenue par la France, telle que formulée par Jean-Louis Bourlanges, président de la Commission des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale : « La charte des Nations unies nous autorise à aider un Etat qui est agressé et parfois même c’est un devoir via certains accords ».
Les Etats occidentaux, en fournissant des armes et une aide financière à l’Ukraine, ne sont certes plus neutres mais ne violent pas pour autant les règles de la neutralité en droit international.
Leur responsabilité internationale ne saurait donc être engagée.
Il en va autrement de la Biélorussie qui aide la Russie en lui donnant accès à son territoire à partir duquel celle-ci a pu lancer son offensive et sur lequel elle a rassemblé ces troupes. En vertu du droit de la responsabilité internationale des Etats, « [l]’Etat qui aide ou assiste un autre Etat dans la commission du fait internationalement illicite par ce dernier est internationalement responsable pour avoir agi de la sorte dans le cas où : a) Ledit Etat agit ainsi en connaissance des circonstances du fait internationalement illicite; et b) Le fait serait internationalement illicite s’il était commis par cet Etat » (Résolution 56/83, article 16). La Russie étant l’auteur d’une agression armée, la Biélorussie pourra voir sa responsabilité engagée pour l’avoir aidée à commettre un tel acte internationalement illicite.
Anne-Laure Chaumette – Professeure à l’Université Paris Nanterre – Membre du CEDIN