Lutte contre la corruption : les sycophantes sont-ils de retour ?

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Dans la Grèce antique, à Athènes, le sycophante était un dénonciateur professionnel qui assignait en justice des citoyens riches, afin d'obtenir une part de leurs biens s'ils étaient condamnés. Les sycophantes, sur le civisme desquels reposait le système en l’absence d’accusateur public, ont fini par le pervertir en lançant des accusations dans le seul but de s’enrichir, feraient-ils leur retour sur la scène publique 26 siècles plus tard ?

Diverses lois, circulaires ou lignes directrices n’encouragent-elles pas sournoisement un retour à cette détestable pratique ? Contrairement aux États-Unis d’Amérique, où la loi Sarbanes–Oxley de 2002 oblige les salariés à dénoncer leur entreprise en cas de fraudes et malversations, la dénonciation de comportements de celles-ci, contraires à l’éthique, n’a rien d’obligatoire aux yeux de la loi française. Pendant longtemps, une dénonciation rappelait les heures les plus sombres de la Seconde guerre mondiale, en entreprise elle était même plutôt synonyme d’ennuis multiples : ceux qui brisaient le silence s’exposaient souvent à des représailles : refus de promotion, harcèlement, placardisation, licenciement, voire à de longues poursuites judiciaires sans assurance de voir leur bonne foi reconnue. Aujourd’hui, avec les mesures de protection des lanceurs d’alerte et de renforcement de la justice négociée, cette logique est heureusement en train de changer, mais au risque, peut-être, de s’inverser complètement et de voir la dénonciation « vertueuse » dériver vers la délation « obligée », voire « téléguidée ».

En 2016, la loi Sapin 2 a effectué un important premier pas pour protéger les lanceurs d’alertes en France et ce malgré les risques de déstabilisation de certaines entreprises à des fins de guerre économique, très tôt signalés par feu le Service central de prévention de la corruption. Toutefois, ses dispositions se révélaient parfois insuffisantes. La loi française de mars 2022 sur la protection des lanceurs d’alerte y a apporté des améliorations significatives : élargissement du champ des personnes pouvant bénéficier du statut de lanceur d’alerte ainsi que des faits pouvant faire l’objet d’une alerte, suppression de la hiérarchie des signalements permettant au lanceur d’alerte de choisir indifféremment entre le signalement interne et le signalement externe (autorité judiciaire notamment), seule la divulgation publique restant conditionnée soit à la présence d’un danger grave et imminent, ou en l’absence de traitement à la suite d’un signalement externe ou de risque de représailles, étant précisé que dans cette dernière hypothèse , la charge de la preuve est inversée : il incombe désormais à l’entreprise de prouver que des mesures défavorables au lanceur d’alerte (licenciement, refus de promotion…) sont liées à des éléments objectifs sans lien avec l’alerte. Ce principe, introduit par la loi Sapin 2, s’est trouvé considérablement élargi dans la loi de mars 2022, la liste des mesures considérées comme de potentielles représailles, incluant l’intimidation, les atteintes à la réputation sur les réseaux sociaux, l’orientation abusive vers des soins…Et cette évolution se retrouve dans un le changement d’attitude de la justice en ce domaine. La culture française de l’éthique des affaires se rapprochant toujours plus de la culture anglo-saxonne, la dénonciation de comportements contraires à la probité est désormais considérée positivement en ce qu’elle bénéficie à l’intérêt général. Et, chose impensable auparavant, on voit même aujourd’hui des entreprises s’auto-dénoncer auprès des autorités judiciaires…

Désormais, les individus ne sont plus seuls à signaler des faits de corruption aux autorités : du côté des entreprises elles-mêmes, presque symétriquement, l’autodénonciation se généralise au point de devenir une véritable stratégie juridique pour certaines entreprises, à l’instar de l’avionneur européen qui a dénoncé ses propres transactions irrégulières aux autorités françaises et britanniques. Ce phénomène est dû à l’émergence de mécanismes incitant les entreprises à révéler elles-mêmes des inconduites en leur sein. Du côté américain, les entreprises ciblées par des poursuites pour manquements à la probité peuvent conclure un accord respectant certaines conditions, notamment celle de coopérer pleinement à l’enquête. Afin d’obtenir un « crédit de coopération » et de réduire le montant de l’amende, elles doivent identifier toutes les personnes en cause dans l’affaire, ce qui revient à communiquer une liste de l’intégralité des personnes indirectement impliquées, ainsi que toutes les informations dont elles disposent sur elles. Le même principe se développe maintenant en France au travers de la Convention Judiciaire d’Intérêt Public (CJIP), qui permet aux entreprises poursuivies pour corruption de passer un accord avec le parquet spécialisé. À l’instar des sanctions américaines, cette amende peut être minorée par certains gages de bonne conduite. L’auto-divulgation et l’auto-incrimination sont au premier rang de ces facteurs minorants, puisqu’elles peuvent contribuer à réduire l’amende de 50%, comme l’ont précisé le Parquet national financier (PNF) et l’Agence française anticorruption (AFA) dans leurs nouvelles lignes directrices.

Cependant, l’auto-incrimination, contraire au principe juridique immémorialement reconnu (nemo tenetur se ipsum accusare) de garder le silence et de ne pas être contraint de produire des preuves à sa charge dans une procédure pénale, est prohibée par la Cour européenne des droits de l’homme qui a souligné à plusieurs reprises que les droits de garder le silence et de ne pas être contraint de produire des preuves à sa charge dans une procédure pénale sont des « normes internationales généralement reconnues qui sont au cœur de la notion de procès équitable consacrée par [l’article 6 de la Convention] » et que « [leur] raison d’être tient notamment à la protection de l’accusé contre une coercition abusive de la part des autorités, ce qui évite les erreurs judiciaires et permet d’atteindre les buts de l’article 6 » (CEDH, 17 décembre 1996, Saunders c/ Royaume-Uni). De même, l’obligation de dénonciation n’existe pas dans le code pénal. C’est ce que vient de rappeler le conseil de l’ordre des avocats au barreau de Paris au sujet des avocats qui mènent des enquêtes internes dans les entreprises à leurs demandes, alors que le Guide pratique sur les enquêtes internes anticorruption, publié par le PNF et l’AFA, affirme qu’ «en l’état du droit et de la jurisprudence, quelle que soit la qualité des membres de l’équipe d’enquête, le document rédigé à l’issue de l’enquête interne n’est protégé par aucun secret professionnel », bien que l’article 66-5 de la loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971 dispose expressément qu’« En toutes matières, que ce soit dans le domaine du conseil ou dans celui de la défense, les consultations adressées par un avocat à son client ou destinées à celui-ci, les correspondances échangées entre le client et son avocat […], les notes d'entretien et, plus généralement, toutes les pièces du dossier sont couvertes par le secret professionnel » et qu’en conséquence, les notes d’entretien et le rapport d’enquête interne qui seraient établis par un avocat et transmis à son client sont pleinement protégés par le secret professionnel. Il est d’ailleurs cocasse d’apprendre que Conseil d’État examinera prochainement une question prioritaire de constitutionnalité transmise par le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) sur le droit de se taire des magistrats dans le cadre d’une procédure disciplinaire…

Cependant, cette doxa semble en voie de s’installer dans la pratique courante de la justice, par le biais sournois d’un droit souple et ce d’autant, qu’avec l’extension de la CJIP à des délits financiers ou environnementaux, cette logique anglosaxonne pourrait se diffuser plus largement encore, pour marquer d’une empreinte forte et durable la justice française. Certes, le Guide pratique sur les enquêtes internes anticorruption, publié par le PNF et l’AFA, rappelle qu’il ne présente pas de caractère contraignant et ne crée pas d’obligation juridique. Néanmoins, cet opuscule formule des recommandations qui paraissent problématiques au regard des grands principes de notre droit et entrainent des conséquences non négligeables quant au quantum de l’amende encourue. Bien-sûr, la dénonciation de faits délictueux permet à la corruption d’être mieux identifiée et sanctionnée, avec toutes les conséquences positives que cela implique pour la société. Elle facilite également le travail de la justice, qui reçoit parfois les preuves de la part des coupables eux-mêmes, plutôt qu’au terme d’une longue enquête. Mais le risque est de voir ces mécanismes qui rendent la dénonciation possible, voire avantageuse, laisser place à un véritable devoir de délation. D’une certaine manière, ce devoir existe déjà pour les entreprises qui coopèrent avec la justice américaine. L’obligation de révéler toutes les informations liées à l’improbité porte potentiellement atteinte au secret des affaires, ainsi qu’à la vie privée d’employés n’ayant qu’un lien très indirect avec le délit. Ce risque s’avère d’autant plus pesant que les entreprises ne sont pas à l’abri d’alertes infondées ou malveillantes. Certains salariés peuvent vouloir tirer parti de la loi pour se protéger face à un éventuel licenciement mais aussi, en toute bonne foi, être tentés de dénoncer un peu trop vite, sans disposer d’une information complète, suffisamment factuelle et probante. Et ce, d’autant qu’il n’est plus nécessaire d’avoir été témoin de l’inconduite : on peut désormais signaler des faits rapportés par un tiers, ainsi que des faits « susceptibles de se produire ». Pour les entreprises, cela augmente le risque de voir les autorités s’immiscer dans leurs affaires, y compris pour des faits qui n’ont pas eu lieu. Par ailleurs, l’obligation de réintégrer un lanceur d’alerte peut compliquer la gestion quotidienne des affaires : l’entreprise a les mains liées, puisque toute action non favorable au salarié ayant obtenu le statut de lanceur d’alerte risque d’être considérée comme une mesure de représailles (licenciement, refus de promotion ou de bonus…).

Pour prévenir certaines de ces dérives, il est de l’intérêt bien compris des entreprises de mettre en place un système d’alerte indépendant, impartial, protecteur, répondant à l’esprit et à la lettre de la loi de 2022 dans lequel les salariés ont confiance, aujourd’hui considéré comme un marqueur démocratique. Pour renforcer la confiance dans les signalements internes, les entreprises doivent tout mettre en œuvre pour que les salariés constatent par eux-mêmes qu’une alerte lancée en bonne foi n’expose pas à un risque de licenciement. La possibilité de recourir à l’anonymat est aussi importante pour encourager les signalements. Enfin, elles doivent montrer qu’elles prennent ces signalements au sérieux, en les faisant vérifier par une enquête interne indépendante, impartiale, sérieuse, contradictoire et garantissant les droits de la défense. A défaut, si les salariés craignent de lancer l’alerte au risque de représailles, ou s’ils ont l’impression que l’entreprise ne prend pas les alertes au sérieux, ils peuvent être légitimement tentés de signaler les faits directement aux autorités ou aux médias plutôt que de passer d’abord par les canaux internes de l’entreprise laquelle risque alors de se trouver exposée à une enquête judiciaire ou à un scandale médiatique, quand bien même aucun délit n’aurait été commis. L’enjeu est capital, puisque de simples accusations dans les médias portent préjudice à l’entreprise et à sa réputation auprès des autres acteurs économiques, des parties prenantes et du grand public.

Ce lien de confiance est plus que jamais essentiel, notamment au regard de l’importance que prend la loi du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères, objet de débats passionnés, qui responsabilise les grands groupes en matière d’atteintes graves aux droits humains et à l’environnement résultant de leurs activités, de celle de leurs filiales, de celle de leurs fournisseurs et sous-traitants et met à leur charge l’élaboration d’un plan de prévention. Veillons à ce que la dénonciation vertueuse ne laisse pas place à une logique de délation systématique, parfois idéologique, ne profitant ni aux entreprises, ni à l’intérêt général, mais à ces sycophantes modernes qui ne partagent plus l’amende, mais se font une publicité ou une notoriété à bon compte.

Jean-Claude Magendie, Premier Président honoraire de la cour d’appel de Paris et

Philippe Mettoux, Conseiller d’Etat, directeur juridique du Groupe SNCF


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