Les avocats et le lobbying : un gisement d'opportunités

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Pour beaucoup, le terme de lobbying évoque des pressions, des luttes d’influence, des tractations derrière des portes fermées et surtout le carnet d’adresses. La réalité est fort différente. Que ce soit au niveau national ou au niveau européen, le lobbying consiste avant tout à faire valoir des arguments de manière rigoureuse et organisée.

" La Commission a peu de temps et de moyens, ils ont besoin d’informations claires et de dossiers très préparés ", nous explique Gilles Teisseyre, fondateur et dirigeant de la société Arcturus, un cabinet de consultants spécialisés dans le lobbying. Arcturus, bien que fondé par un Français, est installé à Bruxelles et intervient dans de très nombreux dossiers pour conseiller les entreprises et les institutions françaises dans leurs relations avec les instances européennes.

Or, que ce soit dans le cadre d’une acquisition ou pour faire valoir la position de ses clients en cas d’évolution législative ou réglementaire, l’avocat a un rôle de lobbyiste à jouer.

"Une fois de plus, l’avocat doit sortir de son rôle défensif. Il ne faut pas attendre que les textes tombent. L’avocat doit être une force de proposition et de construction", insiste Xavier Normand-Bodard, candidat aux prochaines élections du Dauphinat de l’Ordre des avocats au Barreau de Paris et très engagé sur les questions de prospective du métier d’avocat. "Les règles déontologiques de l’avocat ne l’empêchent en rien d’avoir une activité de lobbying" , précise-t-il.

Pour servir leurs clients en se positionnant de manière plus efficace sur le terrain du lobbying, il ressort de notre enquête que les avocats doivent mieux comprendre l’aspect global de la démarche du lobbyiste. "Le lobbyiste travaille dans la fusion du politique, du social, de l’économique et du juridique", dit Gilles Teisseyre.

Pierre-Alain Jeanneney, avocat associé du cabinet Veil Jourde et grand spécialiste du lobbying insiste sur ce travail d’équipe : "Je participe à toutes les réunions avec les clients et leur responsables de la communication. Si le client décide de travailler avec un cabinet spécialisé de lobbying, nous travaillons naturellement ensemble ".

Quant aux domaines dans lesquels se pose la question du lobbying, ils sont vastes. Pour n’en citer que quelques exemples :

Industrie agro-alimentaire : protection des labels AOC et indications géographiques ; ingrédients et composition des aliments et leur appellation...
Energie : négociations tarifaires, ouvertures de nouveaux marchés Industrie chimique et pharmaceutique :homologation de substances chimiques et alimentaires, accompagnement des demandes d’AMM (Autorisations de mise sur le marché) ...
Propriété Intellectuelle : défense de marques...
Questions financières et fiscales : négociation d’aides pour des investissements industriels et agréments fiscaux, validation des aides d’Etat par les autorités européennes de la concurrence.

Comprendre le lobbying, c’est aussi comprendre le contexte à la fois politique et économique dans lequel se prennent beaucoup de décisions. Une illustration à la fois simple et frappante de ce contexte est le décalage qui peut exister entre les autorités de la concurrence et les autres directions de la Commission européenne. En effet, de nombreux rapprochements d’entreprises peuvent avoir l’objectif économique louable de la taille critique nécessaire pour affronter la concurrence des Américains ou des Asiatiques. Alors que certains responsables européens seront favorables à des rapprochements, ces mêmes rapprochements risquent la censure des autorités de la concurrence. Comprendre le lobbying, c’est également comprendre que les intérêts d’un client ne se défendent pas que lors d’un contentieux, d’une notification ou d’un projet spécifique. Les gouvernements n’ont de cesse de commander des rapports et de diligenter des enquêtes en amont de nouveaux projets de lois et de réformes. L’avocat doit être aux côtés de ses clients pour les aider à faire valoir leurs arguments et ne pas se laisser surprendre par les aléas des changements de règles. Très récemment, ceux qui ont suivi de près les travaux de la Commission Attali et qui ont su faire entendre leur voix doivent se féliciter de ne pas avoir attendu la remise du rapport pour découvrir son contenu.

Le lobbying doit être l’affaire de tous et il faut malheureusement constater que bon nombre d’avocats sont encore frileux, ou, pire, ne se posent pas la question de l’opportunité du lobbying pour leurs clients.

Chasse gardée de quelques happy few ?

Qui sont les avocats-lobbyistes et une telle catégorie existe-t-elle ? Antoine Gosset-Grainville, IEP, Enarque, Inspecteur des finances a fait partie du cabinet de Pascal Lamy lorsque celui-ci était commissaire européen chargé du Commerce. Il vient de passer quelques années chez Gide Loyrette Nouel avant d’être appelé aux fonctions de directeur de cabinet adjoint de François Fillon. Voilà qui ressemble au CV du parfait avocat lobbyiste dans lequel la carrière politique a largement pris le pas sur le juridique. Parmi les avocats lobbyistes, il y a certes des personnes qui ont connu le pouvoir comme l’ancienne ministre déléguée aux Affaires européennes, Noëlle Lenoir, associée chez Debevoise & Plimpton qui est présente dans de nombreux dossiers dans lesquels il faut dialoguer avec la Commission. La présence de tels intervenants dans beaucoup de dossiers, signifie-t-elle pour autant que le monde du lobbying est inaccessible à ceux qui ne connaissent pas les arcanes de la haute administration ?

"La Commission européenne est largement accessible. Ils sont très accueillants. Il n’y a pas d’obstacles pour y rentrer et trouver les bons interlocuteurs" nous dit Pierre-Alain Jeanneney. Bien que diplômé de l’IEP et de l’ENA, Conseiller d’Etat depuis 1997, et ayant occupé de nombreuses et importantes responsabilités dans l’administration et dans les entreprises publiques avant de se consacrer à sa carrière d’avocat, celui-ci considère que le lobbying n’est pas réservé à un petit cercle d’initiés. Il insiste sur son rôle de juriste et affirme que son travail avec ses clients comme avec les autorités se fait de manière très transparente. Gilles Teisseyre confirme cet analyse. "Le lobbyiste ne pratique pas le trafic d’influence. Il est très exposé dans ses dossiers. La qualité du travail est plus importante que les réseaux."

Le travail de l’avocat lobbyiste consiste donc avant tout à accompagner son client en comprenant que si le droit est partout, le droit n’est pas tout. Les personnes que nous avons intérrogées insistent sur le fait que la mission de l’avocat ne se limite pas à la question de droit. Il doit travailler main dans la main avec tous les intervenants en recherchant sans cesse le bon équilibre entre le juridique, le politique et l’économique pour faire avancer son dossier.

Xavier Normand-Bodard reconnaît qu’il y a un effort de pédagogie à faire en direction des avocats pour les sensibiliser à ces enjeux : "L’avocat français doit être tourné vers l’avenir et doit aussi savoir travailler avec d’autres professionnels qui ont l’expérience et le savoir-faire que l’avocat n’a pas toujours » mais d’insister « Les avocats sont capables d’aller là où se font les décisions et d’aller au devant".

Un lobbying efficace, c’est quoi ?

C’est d’abord le réflexe de l’anticipation. Plus on intervient tôt, plus on est efficace. Contrairement aux idées reçues, le lobbying n’est pas l’apanage exclusif des multinationales ou des entreprises dirigées par d’anciens ministres. Les questions de concurrence ou les problèmes réglementaires se posent pour des entreprises quelque soit leur taille. C’est ensuite la discipline de l’organisation. Une action de lobbying qui fonctionne est celle dont tous les paramètres sont suivis et verrouillés. "Même si le premier apport de l’avocat est le droit, il peut accompagner ces entreprises sur la manière de faire" dit Pierre-Alain Jeanneney.

Gilles Teisseyre fait une analyse en quatre phases de l’action de lobbying :

Phase 1 - Bien comprendre la situation

Qui est à l’origine du problème ? Les autorités, les concurrents, l’opinion publique, les médias...
Qu’est-ce qui est en jeu ? Intérêts politiques, concurrence ...
Qui dit quoi ? Les arguments défendus, les intérêts spécifiques des forces en présence, les alliés...
Qui va décider ? Les décideurs stratégiques et leur environnement... Cette première phase va conduire à un audit préliminaire de la situation et à la mise en place d’outils de « monitoring » de la situation qui vont permettre de prévoir plutôt que de subir.


Phase 2 - Bâtir une stratégie

Choisir un positionnement : niveau d’approche (technique, juridictionnel, politique, national, international) ; grands axes de l’argumentation ; niveau d’exposition (suiveur ou leader).
Considérer l’opportunité d’une alliance
Identifier les cibles décisionnelles
Choisir un calendrier : quels sont les leviers ? (calendrier politique, calendrier de la procédure ou calendrier d’évènements externes).

Phase 3 - Etablir une tactique

Examiner en détail les cibles influentes à chaque niveau : identifier les groupes cible et les personnes qui jouent un rôle clé dans la procédure ainsi que les personnes qui ont un intérêt direct en jeu.
Choisir les outils : argumentaires, programmes de contacts, rédaction d’amendements, de questions écrites ou orales, approches indirectes...
Détailler le calendrier et décider qui fait quoi.

Phase 4 - Adapter l’équipe

Réunir l’équipe adéquate : stratégie, droit, communication, marketing, technique et scientifique ...
Créer un comité de coordination.
Que l’avocat soit à l’initiative de l’action de lobbying ou qu’il en soit un accompagnateur, il a un rôle à jouer à chacune des phases.

 

Le rôle de l’avocat

 "Mon rôle est de faire de la traduction sans trahison ", commente Pierre-Alain Jeanneney. Il estime nécessaire la présence de l’avocat à chaque étape du processus pour sécuriser juridiquement le travail des autres intervenants. "Les cabinets de lobbying et les agences de communication ont envie de faire simple et clair. Je les comprends mais la simplification risque parfois de déformer le message". Gilles Teisseyre reconnaît le caractère indispensable d’une coopération de qualité avec les avocats mais ajoute: " Les avocats ont parfois trop tendance à penser que la partie juridique du dossier suffit". Les avocats ne sont pas les seuls à présenter ce type de déformation professionnelle. " Comme les banquiers qui pensent que tout l’enjeu d’une opération est dans son poids économique", ajoute-t-il. Le rôle de l’avocat n’en demeure pas moins d’intégrer la composante juridique dans le travail collectif, qu’il s’agisse d’un simple communiqué de presse ou d’un dossier  élaboré. Selon la stratégie retenue par le client, l’avocat préparera des argumentaires qui seront soutenus par le client ou les présentera lui-même à ses interlocuteurs et notamment à la Commission.
"Je regrette que beaucoup d’avocats n’aient pas le réflexe lobbyiste dans leurs dossiers d’acquisition. L’anticipation est importante. Il faut intervenir avant la notification", dit encore Gilles Teisseyre. Les fusions et acquisitions sont naturellement des terrains particulièrement propices aux actions de lobbying puisque des  questions de concurrence se posent en permanence même à l’échelle de transactions peu importantes. L’avocat, qui est souvent un des premiers interlocuteurs de son client, doit immédiatement penser aux conséquences que pourrait avoir l’opération. Une réflexion concertée avec un cabinet de lobbyistes et une maîtrise de la politique de communication sont les premiers éléments d’une stratégie. L’avocat joue ainsi un rôle moteur qui présente une
grande valeur ajoutée pour son client. La répartition des rôles se fait ensuite naturellement entre les différents intervenants.

Les avocats français comparés aux autres

Le réflexe lobbyiste est indéniablement moins ancré chez les avocats français que chez leurs homologues anglo-saxons. Xavier Normand-Bodard établit un parallèle intéressant entre les faiblesses du lobbying des avocats pour eux-mêmes auprès des autorités de Bruxelles et le lobbying que ces mêmes avocats peuvent faire pour leurs clients. "La Délégation des Barreaux de France fait un bon travail mais la profession doit accentuer ces efforts. Les anglo-saxons y arrivent très bien et obtiennent des résultats. Les avocats n’ont pas su avoir l’unité et la présence nécessaire pour peser sur certains projets", dit-il. Pour Gilles Teisseyre, "les Français ne sont pas plus mauvais que les autres. Ils sont plus subtils que leurs homologues américains qui ont tendance à dérouler des méthodes de 'campagne' ". Il constate cependant que "ce qui manque aux lobbyistes français, c’est l’ouverture et le rayonnement européen qui ajoute à l’efficacité des missions. Il est souvent nécessaire de provoquer des réactions dans les Etats membres et donc d’avoir une stratégie véritablement européenne pour faire avancer des intérêts qui peuvent n’être que français".
Il cite, à ce propos, l’exemple d’un dossier en matière agricole où il a pu gagner une bataille franco-française en mettant en avant l’Espagne et l’Italie.

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Si les Gide Loyrette Nouel et autres Bredin Prat connaissent les rouages et les circuits des instances européennes, ceux-ci ne leur sont pas pour autant réservés. Les discussions et les échanges que nous avons eus pour préparer cet article confirment que le monde du lobbying est plus accessible et ouvert que beaucoup ne le pensent. Défendre les intérêts de ses clients doit aussi se faire en anticipant ou en favorisant le contexte législatif et réglementaire dans lequel ces clients sont amenés à évoluer. Il faut aussi constater que malgré la présence de nombreux anciens de l’administration dans les rangs des avocats lobbyistes, l’époque d’un lobbying à la grand-papa reposant entièrement sur le carnet d’adresses est révolue. Certes les contacts ne gâtent rien mais ils ne remplacent pas un dossier bien préparé. Si les avocats ont un rôle clé à jouer, ils n’ont pas pour autant vocation à se substituer aux autres maillons de la chaîne. Toutefois, ils bénéficient d’une relation de confiance et de proximité avec leurs clients qui doit leur permettre d’être les premiers à attirer l’attention de leurs clients sur l’opportunité qu’il peut y avoir à engager une démarche.


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