L’Autorité de la concurrence (l’« ADLC ») a annoncé lundi avoir infligé à Apple une amende de 1,1 milliard d’euros - un record en France- et à ses deux grossistes en France, Tech Data et Ingram Micro, des amendes d’un montant respectif de 76,1 et 62,9 millions d’euros. Valérie Ledoux (associée) et Sabrina Noel (avocate) du cabinet Racine Avocats, décryptent pour Le Monde du Droit cette décision.
Cette décision - qui concerne les produits hors iPhone, tel que l’iPad - est l’occasion pour l’ADLC de rappeler clairement que les grossistes et détaillants indépendants faisant partie d’un réseau de distribution sont des opérateurs économiques autonomes qui doivent rester absolument libres de définir leur politique commerciale. Principe auquel Apple, en sa qualité de « tête de réseau », a dérogé à de multiples égards.
L’ADLC a pris le soin de décrypter méticuleusement le fonctionnement du réseau de distribution d’Apple et a mené une enquête approfondie depuis 2012, à la suite de la plainte de l’un des revendeurs, la société eBizcuss.
La mise en place, par Apple, d’un réseau de distribution complexe :
- Sur le marché amont, Apple vend ses produits en France à deux grossistes, les sociétés Ingram Micro et Tech Data, qui sont les leaders mondiaux du commerce de gros de produits électroniques. Mais Apple peut également vendre en direct à certains revendeurs (qui réalisent un montant d’achats élevé en produits Apple).
- Sur le marché aval de la vente au détail, les produits Apple sont vendus (i) par un réseau d’environ 2000 distributeurs indépendants, parmi lesquels des revendeurs spécialisés dit Premium (les « Apple Premium Resellers » ou « APR ») et aussi (ii) directement par Apple, depuis 2009, via ses Apple Stores et son propre site Internet.
Trois types de pratiques sanctionnés
Une entente verticale
En premier lieu, Apple et ses deux grossistes sont sanctionnés pour avoir mis en œuvre une entente sur le marché de gros. En pratique, Apple avait la main mise sur l’activité de ses grossistes et répartissait entre eux à la fois les produits et les clients. Ceux-ci avaient accepté et mis en œuvre ces mécanismes, au lieu de déterminer librement leur politique commerciale. Pour l’ADLC, ces pratiques ont empêché de faire jouer la concurrence entre les deux grossistes et ont permis à Apple de privilégier son propre canal de distribution auprès des revendeurs directs.
Une pratique de prix imposés
Ensuite, l’ADLC sanctionne Apple pour avoir imposé des prix aux revendeurs APR. L’ADLC a examiné en détail à la fois les clauses figurant dans les contrats d’Apple avec ses revendeurs et les pratiques mises en place à leur égard. Elle a constaté qu’Apple avait fortement incité les revendeurs APR à pratiquer les mêmes prix que ceux pratiqués dans les Apple Stores. En pratique, Apple communiquait très largement sur les prix conseillés, contrôlait les remises promotionnelles pratiquées par les revendeurs et surveillait leurs prix. Les détaillants APR n’avaient d’autres choix que de suivre la politique de prix d’Apple, au risque de faire face à des défauts de livraison. Cette police des prix a permis, selon l’ADLC, un parfait alignement des prix de vente au consommateur final, pour près de la moitié du marché des produits concernés.
Un abus de dépendance économique
Enfin, l’ADLC constate que les revendeurs APR se trouvaient dans une situation de dépendance économique vis-à-vis d’Apple. En effet, l’obligation de vendre quasi exclusivement des produits Apple, l’interdiction d’ouvrir un magasin spécialisé d’une marque concurrente sur tout le territoire européen, et l’absence d’alternative aux produits Apple sur le marché compte tenu du caractère incontournable de cette marque pour le consommateur, empêchaient en pratique les revendeurs de quitter le réseau.
L’ADLC constate ensuite qu’Apple a abusé de cette situation de dépendance économique (i) en pratiquant des retards ou refus d’approvisionnement (qui n’étaient pas la conséquence d’une rupture de stock puisque les produits étaient disponibles dans les Apple Stores notamment) et (ii) en laissant les revendeurs dans l’incertitude quant à leurs conditions financières d’achat et quant au lancement des nouveaux produits. Ces pratiques ont, selon l’ADLC, permis de favoriser les Apple Stores et ont au contraire fragilisé les APR (dont certains ont été évincés du marché, tel que la société eBizcuss, plaignante, placée en liquidation judiciaire en 2012).
Une multiplication de sanctions à l’encontre des GAFAM
Outre le montant de l’amende prononcée contre Apple, l’ADLC a eu recours, de façon inédite, à l’abus de dépendance économique, qu’elle n’avait auparavant utilisé qu’à trois reprises (car les conditions d’application de cette pratique sont extrêmement restrictives).
Notons également qu’Apple, en février dernier, a dû transiger avec la DGCCRF à hauteur de 25 millions d’euros à propos du ralentissement de fonctionnement de certains iPhone.
Récemment, d’autres GAFAM ont été également lourdement sanctionnés : Google à la fois par la Commission Européenne et par l’ADLC, et Amazon par le tribunal de commerce de Paris (au titre du déséquilibre significatif résultant de ses conditions générales).
Par Valérie Ledoux (associée) et Sabrina Noel (avocate) du cabinet Racine Avocats.