Etat d’urgence sanitaire et pouvoir de réquisition

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Sabine Dubedat, Responsable Juridique Appels d'offres France & Régulation Transdev, décrypte pour Le Monde du Droit le pouvoir de réquisition qui a été mis en œuvre à plusieurs reprises en France ces dernières semaines ainsi que ses fondements légaux.

L’épidémie de COVID-19 conduit le Gouvernement et le législateur à adopter de nombreux textes nécessaires à la gestion de la crise sanitaire, à la protection et à la continuité du système de santé.

Parmi la multitude de textes adoptés, plusieurs dispositions portent sur le pouvoir de réquisition qui peut être exercé par le Premier ministre ou par les préfets sur le territoire de leur département.

Le régime juridique général de la réquisition s’exerce habituellement au titre du pouvoir de police reconnu au préfet sur le territoire de son département et en application de l’article L.2215-1-4° du Code général des collectivités territoriales qui dispose : « 4° En cas d'urgence, lorsque l'atteinte constatée ou prévisible au bon ordre, à la salubrité, à la tranquillité et à la sécurité publiques l'exige et que les moyens dont dispose le préfet ne permettent plus de poursuivre les objectifs pour lesquels il détient des pouvoirs de police, celui-ci peut, par arrêté motivé, pour toutes les communes du département ou plusieurs ou une seule d'entre elles, réquisitionner tout bien ou service, requérir toute personne nécessaire au fonctionnement de ce service ou à l'usage de ce bien et prescrire toute mesure utile jusqu'à ce que l'atteinte à l'ordre public ait pris fin ou que les conditions de son maintien soient assurées. ».

Ainsi, plusieurs conditions doivent être réunies pour que le préfet soit en mesure d’exercer ce pouvoir de réquisition :

- seule une situation d’urgence justifie le recours à cette procédure ;

- cette situation doit engendrer une atteinte au bon ordre, à la salubrité, à la tranquillité et à la sécurité publique ;

- les moyens dont disposent le préfet ne doivent plus permettre de poursuivre les objectifs pour lesquels il détient des pouvoirs de police.

Lorsque ces trois critères sont réunis, le préfet peut, par arrêté motivé, prendre les mesures suivantes:

- réquisitionner tout bien et service ;

- requérir toute personne nécessaire au fonctionnement de ce service ou à l’usage de ce bien ;

- prescrire toute mesure utile jusqu’à ce que l’atteinte à l’ordre public prenne fin.

L’arrêté doit être motivé et il doit également :

- fixer la nature des prestations requises ;

- fixer la durée de la mesure de réquisition ainsi que les modalités de son application.

En outre, le préfet a la possibilité de faire exécuter d’office les mesures prescrites par l’arrêté qu’il a édicté. La personne ainsi réquisitionnée est rétribuée par l’Etat. La personne requise qui se conforme à ses obligations a droit à une rétribution, laquelle compense uniquement « les frais matériels, directs et certains résultant de l'application de l'arrêté de réquisition ». Et si la personne requise est une entreprise devant à réaliser une prestation de même nature que celles habituellement proposée à sa clientèle, la somme versée sera calculée « d'après le prix commercial normal et licite de la prestation ».

Le refus d’exécuter les mesures prescrites par l’autorité requérante constitue un délit puni de six mois d’emprisonnement et de 10.000 euros d’amende.

Ce régime juridique a déjà été mis en application dans le cas d’épidémies :

- en 2006, la réquisition de locaux appartenant à des cliniques privées, de personnel médical et soignant a été mise en œuvre pour assurer la prise en charge des patients atteints par l’infection par le virus du chikungunya,

- en 2010 : des locaux, de personnes physiques pour assurer des fonctions administratives et des professionnels de santé ont été réquisitionnés dans le cadre de la campagne de vaccination contre le virus de la grippe A (H1N1).

Mais pour faire face à l’épidémie de Covid-19 et à ses conséquences sur le système de santé, le régime juridique de la réquisition a fait l’objet d’aménagements spécifiques de la part du législateur depuis quelques semaines, qui se « superposent » en quelque sorte au régime général déjà existant.

Il est précisé que le pouvoir de réquisition s’exerce en application du régime juridique spécial de la réquisition figurant dans le Code de la santé publique et relatif aux menaces et crises sanitaires graves. En effet, le Code de la santé publique comporte un article L.3131-1 qui pose un principe général : « En cas de menace sanitaire grave appelant des mesures d'urgence, notamment en cas de menace d'épidémie, le ministre chargé de la santé peut, par arrêté motivé, prescrire dans l'intérêt de la santé publique toute mesure proportionnée aux risques courus et appropriée aux circonstances de temps et de lieu afin de prévenir et de limiter les conséquences des menaces possibles sur la santé de la population. (…) Le ministre peut habiliter le représentant de l'Etat territorialement compétent à prendre toutes les mesures d'application de ces dispositions, y compris des mesures individuelles. Ces dernières mesures font immédiatement l'objet d'une information du procureur de la République. (…) ».

Et l’article L.3131-8 du Code de la santé publique précise aussi : « Si l'afflux de patients ou de victimes ou la situation sanitaire le justifie, sur proposition du directeur général de l'agence régionale de santé, le représentant de l'Etat dans le département peut procéder aux réquisitions nécessaires de tous biens et services, et notamment requérir le service de tout professionnel de santé, quel que soit son mode d'exercice, et de tout établissement de santé ou établissement médico-social. ».

L’article L.3131-9 du Code de la santé publique autorise l’exercice du pouvoir de réquisition, dans les mêmes conditions, par les préfets de zone de défense et par le Premier ministre si la nature de la situation sanitaire ou l'ampleur de l'afflux de patients ou de victimes le justifient, et dans ces cas les réquisitions sont prononcées par arrêté du préfet de zone de défense ou par décret du Premier ministre.

L’article 4 de la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19 complète ce dispositif légal par de nouveaux articles du Code de la santé publique qui étendent largement le pouvoir de réquisition applicable en période de crise sanitaire :

Ainsi, le Premier ministre peut, par décret réglementaire pris sur le rapport du ministre chargé de la santé ordonner la réquisition de tous biens et services nécessaires à la lutte contre la catastrophe sanitaire ainsi que de toute personne nécessaire au fonctionnement de ces services ou à l’usage de ces biens, dans les circonscriptions territoriales où l’état d’urgence sanitaire est déclaré1, et aux seules fins de garantir la santé publique (nouvel article L.3131-15-7° du Code de la santé publique).

C’est sur le fondement de ce texte qu’il a d’ores et déjà été procédé, par voie de décret dont le champ d’application s’étend à l’ensemble du territoire national, à la réquisition de stocks de masques de protection respiratoires de types FFP2, FFP3, N95, N99, N100, P95, P99, P100, R95, R99, R100 et de masques anti-projections respectant la norme EN 146832.

Lorsque le Premier ministre prend une telle mesure, il peut habiliter le représentant de l’Etat territorialement compétent à prendre toutes les mesures générales ou individuelles d’application de ces dispositions. Et lorsque les mesures prévues à l’article L. 3131-15-7° doivent s’appliquer dans un champ géographique qui n’excède pas le territoire d’un département, le Premier ministre peut habiliter le représentant de l’Etat dans le département à les décider lui- même. Les décisions sont prises par ce dernier après avis du directeur général de l’agence régionale de santé (nouvel article L.3131-17 du Code de la santé publique).

D’autres décrets ont encore été adoptés pour préciser le pouvoir de réquisition du préfet et permettent même d’identifier les biens et services absolument indispensables à l’heure actuelle :

- tout établissement de santé ou établissement médico-social ainsi que de tout bien, service ou personne nécessaire au fonctionnement de ces établissements, notamment des professionnels de santé, si l’afflux de patients ou de victimes ou la situation sanitaire le justifie3 ;

- les matières premières nécessaires à la fabrication des catégories de masques de protection respiratoires de types FFP2, FFP3, N95, N99, N100, P95, P99, P100, R95, R99, R100 et de masques anti-projections respectant la norme EN 146834 ;

- les établissements recevant du public mentionnés par le règlement pris en application de l’article R.123-12 du code de la construction et de l’habitation (à l’exception de ceux relevant des catégories M, N, V, EF et REF) pour répondre aux besoins d’hébergement ou d’entreposage résultant de la crise sanitaire5 ;

- tout opérateur participant au service extérieur des pompes funèbres ainsi que de tout bien, service ou personne nécessaire à l’exercice de l’activité de ces opérateurs, afin de garantir la bonne exécution des opérations funéraires6 ;

- tout bien, service ou personne nécessaire au fonctionnement des agences régionales de santé ainsi que des agences chargées, au niveau national, de la protection de la santé publique, notamment l’Agence nationale du médicament et des produits de santé et l’Agence nationale de santé publique, si l’afflux de patients ou de victimes ou la situation sanitaire le justifie7 ;

- les laboratoires autorisés à réaliser l’examen de “détection du génome du SARS-CoV-2 par RT PCR” ainsi que les équipements et personnels nécessaires à leur fonctionnement8.

Il faut remarquer que le dispositif des arrêtés portant réquisitions adoptés en ce moment par les préfets dans les départements pour procéder aux réquisitions de biens et de services nécessaires à la lutte contre l’épidémie visent à la fois l’article L.2215-1 du Code général des collectivités territoriales, la loi n°2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de COVID-19 et le décret n°2020-293 du 23 mars 2020 modifié prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l’épidémie de COVID-19 dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire.

Ainsi, la « superposition » des régimes juridiques issus du Code général des collectivités territoriales et du Code de la santé publique impose que les arrêtés portant réquisition répondent à la forme prescrite par l’article L.2215-1-4° du Code Général des collectivités territoriales et soient motivés.

L’article L.2215-1-4° du Code Général des collectivités territoriales dispose également : « L'arrêté motivé fixe la nature des prestations requises, la durée de la mesure de réquisition ainsi que les modalités de son application. Le préfet peut faire exécuter d'office les mesures prescrites par l'arrêté qu'il a édicté. » et ces mentions devraient apparaître sur les arrêtés adoptés.

En ce qui concerne les obligations de la personne requise, le nouvel article L3136-1 du Code de la Santé publique issu de la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19 dispose que « le fait de ne pas respecter les réquisitions prévues aux articles L. 3131-15 à L. 3131-17 est puni de six mois d’emprisonnement et de 10 000 euros d’amende. » rappelant ainsi la sanction applicable en cas de non-respect de la mesure de réquisition et déjà prévue par l’article L2215-1-4° du Code Général des collectivités territoriales.

C’est sur la question de l’indemnisation de la personne requise que le nouveau dispositif légal apporte une dérogation aux dispositions de l’article L.2215-1 du Code général des collectivités territoriales.

La personne requise ne dispose pas du droit à la rétribution définie par cet article L.2215-1 du Code général des collectivités territoriales.

Ce sont les nouvelles dispositions de l’article L.3131-8 du Code de la santé publique modifié9 qui trouvent à présent à s’appliquer et selon lesquelles « L'indemnisation des réquisitions est régie par le code de la défense ».

Le régime d’indemnisation des réquisitions des prestations de services défini à l’article L.2234-1 de Code de la défense est donc le suivant :

- Les indemnités dues au prestataire compensent uniquement la perte matérielle, directe et certaine que la réquisition lui impose. Elles tiennent compte exclusivement de toutes les dépenses qui ont été exposées d'une façon effective et nécessaire par le prestataire, de la rémunération du travail, de l'amortissement et de la rémunération du capital, appréciés sur des bases normales ;

- Aucune indemnité n'est due pour la privation du profit qu'aurait pu procurer au prestataire la libre disposition du bien requis ou la continuation en toute liberté de son activité professionnelle ;

- Les indemnités sont dues à compter du début des services prescrits. Cependant, si le prestataire justifie d'un préjudice direct, né du fait de la réquisition après la notification de l'ordre de réquisition et avant son exécution, les indemnités sont dues à compter du jour où ce préjudice est devenu effectif sous réserve des abattements qu'elles peuvent comporter ;

- Les réquisitions de services sont indemnisées, en principe, à partir des prix normaux et licites des prestations fournies. A défaut de tels prix, l'indemnité est déterminée d'après le prix de revient obtenu en ajoutant le montant des charges et frais normaux d'exploitation supportés par l'entreprise pour l'exécution des services fournis.

Il semble tout de même que la superposition des régimes juridiques applicables à la réquisition permette à la personne requise de se prévaloir des termes de l’article L.2215-1 du Code général des collectivités territoriales pour demander le bénéfice de la provision qui y est définie : « Dans les conditions prévues par le code de justice administrative, le président du tribunal administratif ou le magistrat qu'il délègue peut, dans les quarante-huit heures de la publication ou de la notification de l'arrêté, à la demande de la personne requise, accorder une provision représentant tout ou partie de l'indemnité précitée, lorsque l'existence et la réalité de cette indemnité ne sont pas sérieusement contestables. »

A noter également, s’agissant de la réquisition des personnels de santé, l’arrêté du 28 mars 2020 définit un régime d’indemnisation spécifique et détaillé.

La construction du régime de la réquisition en temps d’épidémie de COVID-19 évolue tous les jours et nécessite que les entreprises surveillent attentivement la publication des textes législatifs et réglementaires sur cette question.

Sabine Dubedat, Responsable Juridique Appels d'offres France & Régulation Transdev


[1] La loi n° n° 2020-290 du 23 mars 2020 déclare l’état d’urgence sanitaire sur tout le territoire national (article 4 alinéa 2).

[2] Décret n° 2020-293 du 23 mars 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l’épidémie de covid-19 dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire (article 12)

[3] Article 1er du décret n° 2020-337 du 26 mars 2020 modifiant le décret n° 2020-293 du 23 mars 2020

[4] Article 1er du décret n° 2020-344 du 27 mars 2020 complétant l’article 12-1 du décret n° 2020-293 du 23 mars 2020

[5] Article 1er du décret n° 2020-360 du 28 mars 2020 complétant l’article 12-1 du décret n° 2020-293 du 23 mars 2020

[6] Article 1er du décret n° 2020-384 du 1er avril 2020 complétant l’article 12-1 du décret n° 2020-293 du 23 mars 2020

[7] Article 1er du décret n° 2020-384 du 1er avril 2020 complétant l’article 12-1 du décret n° 2020-293 du 23 mars 2020

[8] Article 1er du décret n° 2020-400 du 5 avril 2020 complétant l’article 12-1 du décret n° 2020-293 du 23 mars 2020

[9] Article 2 de la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de COVID-19


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