« Le Droit va-t-il se vendre comme du Coca-Cola ? »

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Ancien Directeur Juridique de Coca-Cola France, Espagne et Portugal, Eric Gardner de Béville est recruteur, consultant et membre du Cercle Montesquieu. Il s’interroge sur l’avenir et le devenir du Droit comme « produit ».

C’est le rêve pour certains mais la hantise pour d’autres : que le droit et les consultations juridiques puissent se vendre aussi facilement que le Coca-Cola, ou que des « petit pains », dirions-nous en bon français. « Vendre » a longtemps été un mot à proscrire du langage des avocats, qu’il s’agisse de la création intellectuelle et son génie ou de la personne et ses effets de manche.

Le monde juridique a toutefois été secoué -réveillé, diraient certains- par la nécessité de s’adapter d’abord au monde économique et ensuite à la révolution technologique. A partir des années 1980, le monde des affaires est devenu le théâtre de fusions-acquisitions spectaculaires où le juridico-financier devenait une arme redoutable. C’était la « belle » époque des raiders de Wall Street, tels que Carl Icahn, Ronald Perelman, Victor Posner et Nelson Peltz, et autres places financières internationales, avec Sir James Goldsmith, Bernard Tapie et Robert Campeau.

Dès le début du 21ème siècle, le monde des avocats de cabinet et d‘entreprise s’est doté d’outils informatiques permettant aux juristes de tout bord d’être plus efficients et plus efficaces, même si ces derniers étaient souvent à la traîne des financiers et commerciaux dans les entreprises. La crise financière de 2008 et surtout la crise sanitaire de 2020 ont catapulté le monde juridique dans un environnement de réduction des coûts, protection des données, sécurité des échanges et télétravail qui ont et vont continuer à révolutionner la pratique et la nature du droit en général et des consultations et avis juridiques en particulier.   

La commoditization et la mutation du juridique du service vers le produit 

Mues par un souci de réduction des coûts juridiques externes -essentiellement des cabinets d’avocats- les directions juridiques des entreprises victimes de la crise des années 2010 ont réduit de façon drastique leur budget juridique. Ceci a eu pour conséquence, d’une part, de développer le travail en interne d’un certain nombre de tâches juridiques jugées trop coûteuses en externes -tels que la gestion des contrats, la due diligence et certains contentieux- mais aussi, d’autre part, de favoriser l’apparition de nombreux prestataires juridiques spécialisés dans l’exécution de ces mêmes tâches, voire d’autres, qui pouvaient être soumis à la loi du travail à la chaine, chère à Henry Ford.

En effet, le fait de pouvoir exécuter une tâche -qu’elle soit juridique ou autre- de façon systématique et similaire -voire identique- rend cette tâche « commodisable », c’est-à-dire susceptible d’être effectuée à la chaine ou en série. Ce fut le cas de la Ford Model T, du Coca-Cola, du Jean 501 et de l’iPhone de Apple. De là à dire que certains legal services n’étaient plus un service mais un produit, il n’y avait qu’un pas.

Cette évolution de certaines tâches juridiques d’une nature de service vers celle de produit n’est pas forcément négative. Certes, le domaine du Droit se réduit, laissant de côté les corvées, labeurs et besognes moins « nobles », pour se concentrer sur les affaires, études et missions plus intellectuelles, complexes et sophistiquées. En fait, tout le monde peut y trouver son compte, tant le prestataire qui exécute bien son travail, que le client qui est satisfait du rapport qualité-prix.

Le Juridique Opérationnel a transformé le droit du back-office vers le front-office

Succédané en quelque sorte de cette évolution, le Juridique Opérationnel -ou Legal Operations selon la terminologie anglosaxonne- est né du besoin d’apprendre à mieux « gérer » le juridique, et par « mieux » on entend de manière plus efficace et efficiente, en maximisant certains aspects et minimisant d’autres : maximiser le personnel, les avis et la technologie ; minimiser les risques, les budgets et les prestataires.

Il s’agit de voir et de concevoir le Droit autrement. D’abord, l’appellation « avocat » peut s’appliquer en cabinet comme en entreprise. Cela continue de surprendre en France, mais c’est le cas notamment en Espagne où il est possible et coutumier d’être avocat en cabinet le matin et avocat en entreprise l’après-midi. Sans doute devons-nous attendre que les mentalités changent, les craintes s’estompent et le Droit grandisse.

Le Juridique Opérationnel participe pleinement à cet effort de mutation du Droit dans la mesure où l’accent est pleinement mis sur la gestion optimale. Qui dit gestion, dit efficience et efficacité. Le juridique doit s’adapter au monde des affaires y compris en passant par la technologie. Le juridique est passé du back-office au front-office. Il est impensable aujourd’hui d’envisager une direction juridique sans ordinateurs, contract management, formation en-ligne et e-billing avec les avocats externes. Demain, les avocats d’entreprises iront encore plus loin et seront des managers-gestionnaires de la stratégie, du corporate, du staff, des risques et du télétravail.

La révolution du savoir-faire vers le faire-savoir

La crise sanitaire de la Covid19 et sa révolution du télétravail, de la distanciation et du risque santé a fait exploser les paradigmes préexistants dans le domaine du droit en entreprise. On ne se rend pas toujours bien compte à quel point -et pendant combien de temps encore- la vie juridique en entreprise a été et sera transformée. Les consultations juridiques internes et externes ne sont qu’un exemple parmi tant.

Qu’il s’agisse de gestion des équipes, confidentialité des données, accidents du travail, protection d’autrui, vie privée-professionnelle, responsabilité civile, respect des normes ou dédommagement pour violation, les juristes sont désormais confrontés à toute une série de nouvelles problématiques sociales, fiscales, entrepreneuriales et bien sûr juridiques. Leur savoir-faire va être mis à rude épreuve et il leur faudra développer un réel faire-savoir pour communiquer en interne et en externe.

Une question importante reste celle de savoir si le monde juridique est prêt à affronter ces nouveaux défis. Certes, le droit est une matière en perpétuelle évolution et les avocats en entreprise et en cabinet ont globalement su s’adapter pour livrer, jour après jour, un service de qualité. Sauront-ils toutefois embrasser l’évolution qui se propage à l’horizon et devenir des marketeurs du droit comme s’ils vendaient du Coca-Cola ? Avec 1,8 milliards de produits Coca-Cola fabriqués par jour, soit 20.833 par seconde, il y a de quoi rêver…ou faire des cauchemars.

Eric Gardner de Béville, recruteur, consultant et membre du Cercle Montesquieu