La condamnation de deux avocats pour avoir, en leur qualité de représentants, critiqué deux juges, a non seulement violé leur liberté d'expression mais était de nature à produire un effet dissuasif pour la profession d’avocat dans son ensemble.
Le premier requérant, un avocat portugais, a adressé une lettre au Conseil supérieur de la magistrature (CSM), se plaignant du comportement d'une juge durant une audience préliminaire et de certaines irrégularités dans la procédure. Il faisait notamment état d'une "ambiance de grande intimité entre la juge et le représentant du défendeur". Le CSM ayant classé la plainte sans suite, la juge en cause a introduit une action en diffamation à l’encontre de l'avocat pour avoir porté atteinte à sa réputation et à son honneur.
La cour d’appel de Lisbonne a condamné l'avocat à payer 300 € pour diffamation aggravée ainsi que 5.000 € à la juge, estimant que les accusations qu’il avait formulées avaient dépassé les limites de la critique admissible. Les recours de l'avocat contre cette décision ont été infructueux.
Le second requérant, également avocat portugais, représentait deux personnes d’origine tsigane qui ont porté plainte contre une juge pour diffamation et discrimination fondée sur la race en raison de propos qu’elle avait tenus dans un jugement prononcé à leur égard.
Leur affaire ayant été classée sans suite, les deux plaignantes ont présenté une accusation privée du chef de diffamation, réclamant 10.000 € à la juge. Cette plainte a été déclarée manifestement mal fondée par la cour d’appel de Guimarães.
La juge a alors intenté une action en responsabilité civile à l’encontre de l'avocat, estimant que, en sa qualité de représentant, il avait introduit une plainte pénale non fondée à son égard en connaissance de cause. L'avocat a été condamné au paiement d’une somme de 10.000 €, majorée d’intérêts de retard.
Invoquant l’article 10 (liberté d’expression), les deux avocats ont saisi la Cour européenne des droits de l'Homme (CEDH).
Dans son arrêt rendu le 8 octobre 2019, la CEDH constate que les condamnations des deux avocats ont constitué des ingérences dans l’exercice de leur liberté d’expression, qui poursuivaient deux buts légitimes :
- assurer la protection de la réputation et des droits d’autrui et protéger les juges ;
- garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire.
La Cour estime toutefois que les motifs fournis par les juridictions internes pour justifier les condamnations n’étaient ni pertinents ni suffisants et ne correspondaient à aucun besoin social impérieux. Les ingérences étaient donc disproportionnées et n’étaient pas nécessaires dans une société démocratique.
Pour se prononcer ainsi, la CEDH relève tout d'abord que les requérants ont tous deux agi dans l’exercice de leur mandat d’avocat.
Elle considère ensuite que les accusations transmises au CSM par le premier requérant étaient des critiques que tout juge peut s’attendre à recevoir dans l’exercice de ses fonctions. Elles n’ont pas dépassé la limite de la critique admissible et n’ont pas été rendues publiques. L’atteinte à la réputation alléguée de la juge était donc très limitée.
S'agissant du second requérant, il lui était reproché d’avoir accepté le mandat de ses clients qui souhaitaient poursuivre une juge pour diffamation et discrimination, à la suite d’une procédure pénale ayant eu un important retentissement médiatique. La Cour estime que l'avocat n’a fait que défendre les intérêts de ses clients et elle ne voit pas en quoi il a enfreint ses devoirs déontologiques. Elle ajoute par ailleurs que vouloir contraindre un avocat à refuser un mandat risquerait de porter atteinte au droit d’accès de tout justiciable à un tribunal.
Enfin, s'agissant de la sévérité des sanctions, la CEDH considère que le juste équilibre entre la nécessité de protéger le droit à l’honneur des juges concernées et l’autorité judiciaire d’une part, et la liberté d’expression des requérants d’autre part, n'a pas été respecté. Ces sanctions sont en outre de nature à produire un effet dissuasif pour la profession d’avocat dans son ensemble, notamment lorsqu’il s’agit pour les avocats de défendre les intérêts de leurs clients.
Par conséquent, la Cour dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.